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Ainfi l'efprit de ceux qui n'aiment que le mon→ de, n'a pour objet en effet que de vains phantomes qui l'amufent & l'occupent miferablement, & ceux qui paffent pour les plus fages, ne se repaiffent, auffi-bien que les autres, que d'illusions & de fonges. Il n'y a que ceux qui rapportent leur vie & leurs actions aux chofes éternelles, que l'on puiffe dire avoir un objet folide, réel & fubfiftant, étant vrai à l'égard de tous les autres qu'ils aiment la vanité & le néant, & qu'ils courent après la fauffeté & le menfonge.

CHAPITRE XL

D'une autre cause qui met la confufion dans nos penfées & dans nos discours, qui eft que nous

N

les attachons à des mots.

que

Ous avons déja dit la neceffité que nous avons d'ufer des fignes exterieurs pour nous faire entendre, fait que nous attachons tellement nos idées aux mots, que fouvent nous confiderons plus les mots que les choses. Or c'est une des caufes les plus ordinaires de la confusion de nos penfées & de nos difcours.

Car il faut remarquer que quoique les hommes ayent fouvent de differentes idées des mêmes chofes, ils fe fervent néanmoins des mêmes mots pour les exprimer, comme l'idée qu'un Philofophe payen a de la vertu, n'est pas la même que celle qu'en a un Theologien, & neanmoins chacun exprime fon idée par le même mot de vertu.

De plus, les mêmes hommes en differens âges ont confideré les mêmes chofes en des manieres très-differentes, & néanmoins ils ont toujours

raffemblé toutes les idées fous un même nom co qui fait que prononçant ce mot, ou l'entendant prononcer, on fe brouille facilement, le prenant tantôt felon \une idée, & tantôt felon l'autre. Par exemple, l'homme ayant reconnu qu'il y avoit en lui quelque chofe, quoi que ce fût, qui faifoit qu'il le nourriffoit & qu'il croiffoit, a ap pellé cela ame, & a étendu cette idée à ce qui eft de femblable, non feulement dans les animaux, mais même dans les plantes. Et ayant vû encore qu'il penfoit, il a encore appellé du nom d'ame ce qui étoit en lui le principe de la pensée. D'où il est arrivé que par cette reffemblance de nom il a pris pour la même chofe ce qui penfoit & ce qui faifoit que le corps fe nourriffoit & croiffoit. De même on a étendu également le mot de vie à ce qui eft caufe des operations des animaux, & à ce qui nous fait penser, qui font deux chofes entierement differentes.

Il y a de même beaucoup d'équivoques dans les mots de fens & de fentimens, lors même qu'on ne prend ces mots que pour quelqu'un des cinq fens corporels. Car il fe paffe ordinairement trois chofes en nous lorfque nous ufons de nos fens, comme lorfque nous voyons quelque chofe. La 1. eft qu'il le fait de certains mouvemens dans

les

organes corporels, comme dans l'œil & dans le cerveau. La 2. que ces mouvemens donnent occafion à notre ame de concevoir quelque chofe, comme lorfqu'enfuite du mouvement qui fe fait dans notre œil par la reflexion de la lumiere dans des goutes de pluie oppofées aufoleil: elle a des idées du rouge, du bleu & de l'oranger. La 3. eft le jugement que nous faifons de ce que nous voyons, comme de l'ac-en-ciel à qui nous attribuons ces couleurs, & que nous concevons d'une certaine grandeur, d'une certaine figure & en une certaine

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diftance. La premiere de ces trois chofes eft uni→ quement dans notre corps. Les deux autres font feulement en notre ame, quoiqu'à l'occafion de ce qui fe paffe dans notre corps. Et néanmoins nous comprenons toutes les trois, quoique fi differentes fous le même nom de fens & defentiment ou de vie, d'ouie, &c. Car quand on dit que l'œil voit que l'oreille oit, cela ne se peut entendre que felon le mouvement de l'organe corporel, étant bien clair que l'œil n'a aucune perception des objets qui le frappent, & que ce n'eft pas lui qui en juge. On dit au-contraire qu'on n'a pas vu une perfonne qui s'eft prefentée devant nous, & qui nous a frappé les yeux lorfque nous n'y avons pas fait reflexion. Et alors on prend le mot de voir pour la penfée qui fe forme en notre ame, enfuite de ce qui fe paffe dans notre œil & dans notre cerveau. Et felon cette fignification du mot de voir, c'est l'ame qui voit, & non pas le corps comme Platon le foûtient & Ciceron après lui par ces paroles: Nos enim ne nunc quidem oculis cernimus ea qua videmus. Neque enim eft ullus fenfus in corpore. Via quafi quadam funt ad oculos, ad aures, ad nares, ad fedem animi perforata, itaque fape aut cogitatione, aut aliquâ vi morbi impediti apertis atque integris oculis auribus, nec videmus, nec audimus; ut facilè intelligi poffit, animum & videre & audire non eas partes que quafi feneftra funt animi. Enfin on prend les mots des fens, de la vûe, de louie, &c. pour la derniere de ces trois chofes, c'eft-à-dire, pour les jugemens que notre ame fait enfuite des perceptions qu'elle a eues à l'occafion de ce qui s'eft paffé dans les organes corporels, lorfque l'on dit que les fens fe trompent, comme quand ils voient dans l'eau un bâton courbé; & que le foleil ne nous paroît que de deux pieds de

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diametre. Car il eft certain qu'il ne peut y avoir d'erreur ou de fauffeté, ni en tout ce qui fe paffe dans l'organe corporel, ni dans la feule perception de notre ame`, qui n'eft qu'une fimple apprehenfion: mais que toute l'erreur ne vient que de ce que nous jugeons mal, en concluant, par exem ple, que le foleil n'a que deux pieds de diametre parceque fa grande diftance fait que l'image qui s'en forme dans le fond de notre œil eft à peu près de la même grandeur que celle qu'y formeroit un objet de deux pieds à une certaine diftance plus proportionnée notre maniere ordinaire de voir. Mais parceque nous avons fait ce jugement dès l'enfance, & que nous y fommes tellement accoûtumés qu'il le fait au même inftant que nous voyons le foleil, fans prefque aucune reflexion nous l'attribuons à la vue, & nous difons que nous voyons les objets petits ou grands, felon qu'ils font plus proches & plus éloignés de nous, quoique ce foit notre efprit,& non notre œil qui juge de leur petiteffe & de leur grandeur.

Toutes les langues font pleines d'une infinité de mots femblables, qui n'ayant qu'un même fon, font néanmoins fignes d'idées entierement diffe

tentes.

fi on

Mais il faut remarquer que quand un nom équivoque fignifie deux chofes qui n'ont nul rapport entr'elles, & que les hommes n'ont jamais confondues dans leurs penfées, il eft prefque impoffible alors qu'on s'y trompe, & qu'ils foient caufe d'au cune erreur; comme on ne fe trompera pas, a un peu de fens commun, par l'équivoque du mor de belier, qui fignifie un animal, & un figne du Zodiaque. Au lieu que quand l'équivoque eft venue de l'erreur même des hommes qui ont confondu par méprife des idées differentes, comme dans le mot d'ame, il eft difficile de s'en détrom

per, parcequ'on fuppofe que ceux qui fe font les premiers fervis de ces mots les ont bien entendus; & ainfi nous nous contentons fouvent de les prononcer, fans examiner jamais fi l'idée que nous en avons eft claire & diftincte : & nous attribuons même à ce que nous nommons d'un même nom, ce qui ne convient qu'à des idées de chofes incompatibles, fans nous appercevoir que cela ne vient que de ce que nous avons confondu deux choses differentes fous un même nom.

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Du remede à la confufion qui naît dans nos pen Jées dans nos difcours de la confufion des mots: où il eft parlé de la necessité & de l'utilité de définir les noms dont on fe fert, & de la difference de la définition des chofes d'avec la définition des noms.

L

E meilleur moyen pour éviter à la confusion des mots qui fe rencontrent dans les langues ordinaires, eft de faire une nouvelle langue, & de nouveaux mots qui ne foient attachés qu'aux idées que nous voulons qu'ils reprefentent. Mais pour cela il n'eft pas neceffaire de faire de nouveaux fons, parce qu'on peut fe fervir de ceux qui font déja en ufage, en les regardant comme s'ils n'avoient aucune fignification, pour leur donner celle que nous voulons qu'ils ayent, en défignant par d'autres mots fimples, & qui ne foient point équivoques, Tidée à laquelle nous les voulons appliquer. Comme fi je veux prouver que notre ame eft immortelle, le mot d'ame étant équivoque

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