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DISCOURS

DE RÉCEPTION A L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

M. COUSIN, ayant été élu par l'Académie Française à la place vacante par la mort de M. FOURIER, y est venu prendre séance le 5 mai 1831, et a prononcé le discours qui suit :

MESSIEURS,

Si quelqu'un s'étonnait de voir aujourd'hui, à l'Académie Française, un métaphysicien succéder à un géomètre, je lui montrerais la statue que vous avez élevée dans cette enceinte au père de la géométrie et de la métaphysique moderne (1).

Les lettres tendent la main à toutes les sciences qui honorent la raison humaine; et vous ne demandez aux plus abstraites elles-mêmes, pour les accueillir parmi vous, que de savoir parler votre langue. Pourquoi donc la philosophie serait-elle ici une étrangère ?

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Non, messieurs, il y a des liens étroits entre la philosophie et la littérature. Toutes deux travaillent sur le même fonds, la nature humaine : l'une la peint, l'autre essaye d'en rendre compte. Souvent elles ont échangé d'heureux services. Plus d'une fois les lettres ont prêté leur voix à la philosophie; elles ont accrédité, répandu, popularisé la vérité parmi les hommes; et quelquefois aussi la philosophie reconnaissante a apporté à la littérature des beautés inconnues. N'est-ce pas au génie même de la métaphysique que les lettres antiques doivent ces pages inspirées où la grâce d'Aristophane le dispute à la sublimité d'Orphée et le dithyrambe à la dialectique ? C'est Aristote, c'est sa concision élégante qui a donné le modèle du style didactique. Et dans l'Europe moderne, parmi nous, messieurs, celui dont l'image est ici présente, et qui a créé une seconde fois la géométrie et la philosophie, n'est-il pas aussi un des fondateurs de notre langue? Cherchez dans Rabelais et dans Montaigne cette précision sévère, cette dignité dans la simplicité, ce caractère mâle et élevé que prend tout à coup la prose française dans le discours sur la Méthode. Quand on lit Descartes, on croit entendre le grand Corneille parlant en prose. Écoutez Malebranche n'est-ce pas Fénélon lui-même avec tout le charme et la mélodie de sa parole? Sans doute Condillac ne s'offre point à l'imagination avec les attributs éminents de ses deux illustres devanciers; il n'a ni l'énergie du premier, ni l'éclat du second; mais on

ne peut lui refuser cette simplicité de bon goût, cette lucidité constante, cette finesse ingénieuse sans affectation, cette dignité tempérée, qui sont aussi des qualités supérieures. Mais qu'ai je besoin d'aller chercher si loin des preuves de l'heureuse alliance de la littérature et de la philosophie ? N'aperçois-je pas dans vos rangs deux philosophes célèbres, ailleurs divisés. peut-être, ici rapprochés et réunis par l'amour et le talent des lettres ? Tous deux appelés à occuper un jour un rang élevé dans l'histoire de la philosophie, dans cette histoire où il y a place pour tous les systèmes, pour tous les hommes de génie qui ont aimé et servi à leur manière la cause sacrée de la raison humaine; l'un (1), disciple original de Condillac, qui semble avoir épuisé le système entier de l'école qu'il représente par l'étendue et la hardiesse des conséquences que sa pénétration en a tirées, et dont l'honneur est de n'avoir guère laissé à ceux qui viennent après lui que l'alternative de le suivre comme à la trace ou de l'abandonner pour être nouveaux ; écrivain singulièrement remarquable par cette clarté suprême qui à elle seule est déjà un don si rare, et qui en suppose tant d'autres ; l'autre (2), messieurs, qui appartient à l'école de Descartes et le premier parmi nous l'a réhabilitée en la rappelant à la sévérité de sa propre méthode; puissant orateur qu'une raison inflexible,

(1) M. De Tracy.

(2) M. Royer-Collard.

secondée d'une imagination qui s'ignore, conduit involontairement et par sa rigueur même aux plus heureux effets de style, pittoresque, brillant, ingénieux comme malgré lui-même, parlant naturellement la langue des grands maîtres du xvII° siècle, parce qu'il a vécu dans leur commerce intime, et qu'il est en quelque sorte de leur famille.

Comment arriver jusqu'à moi après vous avoir rappelé tous ces glorieux modèles de la science philosophique et de l'art d'écrire ? Mais je ne me suis point considéré, messieurs ; je n'ai pensé qu'à la philosophie, et j'ai cédé devant vous à mon plus cher et plus habituel sentiment, la foi à la dignité de la philosophie et le culte des grands hommes qui l'ont servie par la double puissance de la pensée et de la parole. Ce sentiment m'a conduit de bonne heure dans une carrière difficile; il m'a soutenu dans plus d'une épreuve; qu'il me protége aujourd'hui, messieurs, et me soit un titre à votre indulgence!

Qui m'eût dit, en effet, que jamais je viendrais m'asseoir à cette place qu'occupait naguère avec tant d'éclat le savant célèbre dont la perte irréparable est un deuil pour l'Institut tout entier, pour la France et pour l'Europe? Lui aussi avait voué sa vie à des études qui ne conduisent point ordinairement à l'Académie Française ; et c'est là malheureusement la seule ressemblance qui soit entre nous; mais la gloire, qui est de toutes les académies, le désignait à vos suffrages dans les hautes régions de l'analyse mathématique; et

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