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l'homme de goût, l'homme excellent avait aisément introduit parmi vous le grand géomètre. Les titres de M. Fourier à l'admiration du monde savant trouveront ailleurs un digne interprète : il m'appartient à peine de vous les rappeler.

La science qui a pour objet les grands phénomènes de la nature doit sa naissance et ses progrès à trois causes, l'observation, le calcul et le temps. C'est l'observation dirigée par la méthode qui recueille, amasse, éprouve les matériaux de la science; mais pour que la science se forme, il faut que le calcul s'ajoute à l'observation, le calcul, puissance merveilleuse qui métamorphose tout ce qu'elle touche, néglige dans les faits observés les détails arbitraires, fruits de circonstances passagères et indifférentes, pour en retenir seulement les éléments nécessaires qu'elle dégage, met en lumière et exprime alors, dans leur simplicité et leur abstraction, en formules générales sur lesquelles elle opère avec confiance, et dont elle tire des résultats aussi généraux que leurs principes, c'est-à-dire des lois, c'est-à-dire la science. Une fois sortie du berceau de l'expérience, et lancée dans le monde par la main du calcul, la science marche, et s'avance avec le temps de conquête en conquête jusqu'au terme qui lui est assigné. Ce terme est une loi si générale qu'elle épuise l'expérience et n'admet aucune autre loi plus générale qu'elle-même. Mais les siècles, en poursuivant ce terme, le reculent sans cesse et le chassent pour ainsi dire devant eux. Dans

ce grand mouvement, chaque progrès de la science, chaque généralisation nouvelle est l'ouvrage de quelque homme de génie qui y attache son nom en caractères impérissables. La suite de ces grands noms est l'histoire même de la science. Ordinairement, messieurs, il faut bien des siècles, bien des hommes de génie pour porter une science à quelque perfection. Voyez celle du mouvement : combien de temps ne lui a-t-il pas fallu pour arriver à un certain nombre de lois générales! Appuyé sur deux mille ans de travaux accumulés, Képler n'avait pu s'élever plus haut : il a fallu un siècle entier, le renouvellement de la géométrie et Newton pour généraliser les lois de Képler, et il a fallu un siècle encore et Laplace pour généraliser en quelque sorte la loi de Newton, en l'étendant à tous les corps célestes et à tous les temps. Voici maintenant un autre phénomène, presque aussi universel que le mouvement, qui accompagne partout la lumière et pénètre dans des régions où la lumière ne peut le suivre, qui se joue à la fois dans les champs illimités de l'espace et se mêle à tout sous nos yeux, qui produit la vie universelle à tous ses degrés et sous toutes ses formes, remplit et anime l'univers comme le mouvement le mesure. Chose admirable! ce phénomène était à peine étudié, il y a un demi-siècle ; et quand Laplace achevait la Mécanique céleste, à peine quelques observateurs en avaient fait le sujet d'expériences ingénieuses, qui, même entre les mains les plus habiles, n'avaient pu rendre ce qu'elles ne ren

fermaient pas, des lois générales, une théorie, une science. Parmi tous les grands géomètres et les grands physiciens qui, d'un bout de l'Europe à l'autre, se disputaient alors les secrets de la nature, pas un n'avait su appliquer le calcul à ce phénomène. Il semble donc qu'il lui faudra bien du temps, selon la marche ordinaire de l'esprit humain, pour donner naissance à une science digne de s'asseoir parmi celles qui font l'orgueil de notre siècle. Non, messieurs, il n'en sera point ainsi. Un homme paraît tout à coup, qui fait à lui seul plus d'observations que tous ses devanciers ensemble et traverse le premier âge de la science, celui de l'expérience, et qui, non-seulement commence le second âge de la science, celui de l'application du calcul à l'expérience, mais, dérobant à l'avenir ses perfectionnements, développe, agrandit, assure la science qu'il a fondée, et en tire, avec les applications les plus ingénieuses et les plus utiles au commerce de la vie, les lumières les plus inattendues et les plus vastes sur le système général du monde. Ce phénomène si important et si longtemps négligé, devenu tout à coup la matière d'une théorie complète, d'une science très-avancée, c'est, messieurs, le phénomène de la chaleur; et M. Fourier est l'homme auquel le xixe siècle doit cette science nouvelle.

Sans chercher à vous donner ici la moindre idée de la théorie de la chaleur, il me suffira de vous rappeler que la grandeur de ses résultats n'a pas été plus contestée que leur certitude, et qu'au jugement de

l'Europe savante, la nouveauté de l'analyse sur laquelle ils reposent est égalé à sa perfection. M. Fourier se présente donc avec le signe évident du vrai génie il est inventeur. Supposez l'histoire la plus abrégée des sciences physiques et mathématiques où il n'y aurait place que pour les plus grandes découvertes, la théorie mathématique de la chaleur soutiendrait le nom de M. Fourier parmi le petit nombre de noms illustres qui surnageraient dans une pareille histoire. M. Fourier y serait à côté de ses deux grands contemporains, Lagrange et Laplace. Lagrange, messieurs, est comme le dieu de l'analyse; il réunit en lui l'invention, la fécondité, la simplicité, la facilité, j'allais dire la grâce. Les beaux calculs s'échappent de son esprit comme les beaux vers de la bouche d'Homère. Mais des hauteurs où il règne, il abaisse à peine ses regards sur la nature. Laplace, au contraire, n'emploie guère l'analyse que pour arriver à la découverte ou à la démonstration de quelque loi naturelle il appartient à l'école de Newton et de Galilée, comme Lagrange à celle d'Euler et de Leibnitz. S'il n'a pas découvert le système du monde, il a su trouver, dans les conditions mêmes de son existence, le secret de son éternelle durée. Avec moins de grandeur, M. Fourier a plus d'originalité peut-être; car il n'a pas seulement perfectionné une science, il en a inventé une, et en même temps il l'a presque achevée. Et il n'avait pas devant lui plusieurs générations d'hommes supérieurs, Newton à leur tête il est en

quelque sorte le Newton de cette importante partie du système du monde.

Ne serait-il pas naturel de croire que l'auteur d'aussi grands travaux n'a pu les accomplir qu'à l'aide des circonstances les plus heureuses, dans le sein d'une paix profonde, et en leur consacrant, sans distraction et sans réserve, tous les jours d'une longue vie? Un étranger qui se trouverait dans cette enceinte serait fort étonné d'apprendre que le rival de Lagrange et de Laplace a consumé ses meilleures années dans les orages de la vie politique ou dans les affaires ; que la fortune l'a jeté à travers les scènes les plus mémorables de la révolution et de l'empire; et que sa vie en elle-même, et sans les découvertes qui rendent son nom immortel, est encore une des destinées les plus intéressantes, les plus remplies et les plus utiles de notre âge.

Élevé à l'école militaire d'Auxerre que dirigeait l'ordre savant et éclairé auquel la France doit une partie de sa gloire littéraire (1), sans fortune et sans ambition, passionné de bonne heure pour les mathématiques, plein de reconnaissance pour les maîtres qui avaient formé son enfance et lui montraient parmi eux un avenir indépendant et tranquille, peu s'en fallut que M. Fourier ne se fît aussi bénédictin; et sans les événements qui survinrent, très-probablement sa paisible destinée se serait écoulée dans une modeste cel

(1) Les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur.

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