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Ma vieille amitié eût été fière des nouveaux et importants services que M. Jouffroy allait rendre à la philosophie; et voilà que tout à coup la mort l'arrête au milieu de sa carrière et me renvoie à moi-même la mission que je lui avais confiée! O fragilité de nos meilleurs desseins! ô vanité de toutes choses, excepté de la science et de la vertu ! C'est moi qui aujourd'hui viens mettre au tombeau celui en qui reposaient mes plus fermes espérances pour notre cause commune, celui qui semblait destiné à me rendre un jour à moimême ce pieux office! C'est moi qui viens lui dire : Adieu, Jouffroy; adieu pour la dernière fois!

TOME 1.

FUNÉRAILLES DE M. DE GÉRANDO.

DISCOURS

PRONONCÉ

AU NOM DE LA SECTION de philosophie,

LE 14 NOVEMBRE 1842.

Oui, la mort a des rigueurs particulières pour la section de philosophie. Qui nous eût dit que cette année, avant d'être terminée, lui enlèverait trois de ses membres, et que je serais condamné à venir ici, dans un intervalle de quelques mois, adresser un dernier adieu à un disciple si cher et à un maître vénéré? La tombe de M. Jouffroy, celle de M. Edwards sont à peine fermées, et nous voilà autour du cercueil de M. de Gérando. Nous perdons aujourd'hui notre doyen et notre guide, toute la compagnie une de ses lumières, une de ses plus vieilles et de ses plus pures renommées.

Membre déjà célèbre de l'ancienne Académie,

M. de Gérando était un des pères de la nouvelle. Il y donnait la main à deux générations, à deux époques, comme dans la science il était le lien de deux grandes philosophies, immortelles dans leurs principes, incompatibles seulement par leurs excès l'une qui s'appelle la philosophie de l'expérience, l'autre celle de la raison, toutes deux se relevant de noms diversement glorieux celle-ci d'Aristote, de Bacon et de Locke; celle-là de Platon et de notre Descartes. M. de Gérando dut à la première les brillants succès de sa jeunesse (1); et sans la désavouer jamais à mesure qu'il avança dans la vie, il se rapprocha de la seconde.

L'Histoire comparée des systèmes de philosophie, dans les deux éditions qui en parurent à vingt ans d'intervalle (2), marque excellement le progrès toujours

(1) M. de Gérando se fit connaître d'abord par un mémoire qu'il composa étant simple soldat (grenadier à cheval) dans l'armée de Masséna, sur la question proposée pour la seconde fois, en l'an vi, par l'Académie des sciences morales et politiques Déterminer l'influence des signes sur la formation des idées. M. de Gérando reçut la nouvelle qu'il avait remporté le prix quelques jours après la bataille de Zurich, à laquelle il avait pris part. Ce mémoire est le fond de l'ouvrage: Des signes et de l'art de penser, considérés dans leurs rapports mutuels. I remporta un autre prix à l'Académie de Berlin sur la question de la Génération des connaissances. Le mémoire couronné est devenu l'Histoire comparée des systèmes de philosophie, relativement aux principes des connaissances humaines. Cet ouvrage a été traduit en allemand par Tennemann

(2) Histoire comparée des systèmes de philosophie,

mesuré de l'esprit de M. de Gérando. C'était, en 1804, une idée heureuse et nouvelle d'appeler l'histoire au secours de la science, d'interroger les deux grandes écoles rivales au profit de la vérité, et de dresser l'inventaire impartial de l'héritage qu'elles lèguent au XIXe siècle. Le temps emportera peut-être quelques parties de ce bel ouvrage, mais la pensée première en demeurera, et conservera le nom de M. de Gérando.

N'oublions pas ici un autre livre d'un caractère différent, d'un mérite au moins égal, ce livre du Perfectionnement moral et de l'éducation de soi-même (1) où, parvenu au seuil de la vieillesse, M. de Gérando reporte ses regards sur la route qu'il a suivie, et nous enseigne avec une autorité pleine de charme le grand art de la vertu, car c'est un art aussi, qui a ses règles et ses pratiques, qui demande sans doute une nature heureuse, mais surtout de généreux efforts, un exercice modéré mais soutenu. Le dessein et toute la conduite de cet écrit est vraiment admirable. Resserrez un peu ces riches développements, donnez à ce style

Cette édition n'est point terminée; elle devait comprendre encore quatre volumes. Le manuscrit du cinquième a été sous nos yeux il y a déjà bien des années. Les quatre premiers volumes embrassent l'antiquité et le moyen âge; le cinquième était consacré à la philosophie de la renaissance. On dit que M. de Gérando, entre autres manuscrits, laisse un traité inachevé de l'Existence de Dieu.

(1) Bruxelles, édition HAUMAN et C, 1839, 2 forts vol.in-18; traduit en allemand par Schelle, Halle, 1828-29.

élégant et facile un peu plus de sobriété et de force, et cet ouvrage, digne de Socrate ou de Franklin, sera l'un des meilleurs et des plus bienfaisants de notre siècle.

La bienfaisance, messieurs, la bienfaisance sous toutes ses formes, dans ses applications les plus hautes ou les plus humbles, tel était l'objet constant de M. de Gérando. Il le poursuivait avec une ardeur infatigable. C'était la seule passion que sa sagesse eût peine à contenir et à gouverner. Elle se répandait par toutes les voies, trouvant en elle, comme le véritable amour, des ressources infinies, se prodiguant sans jamais s'épuiser, et, à mesure qu'elle donnait, aspirant à donner davantage. Quel est l'auteur de ce touchant écrit (1) où une expérience consommée enseigne aux maîtres des plus petites écoles la dignité et aussi les devoirs pénibles de leur utile profession? Est-ce un homme dont la vie ait été exclusivement vouée au saint ministère de l'éducation du peuple? Est-ce Pestalozzi? Est-ce le Père Girard? Quel est encore celui qui, servant de guide à la Charité, l'a conduite dans la demeure du pauvre, et l'a faite ingénieuse à surprendre toutes les misères pour la rendre habile à les soulager (2)? Qui parmi nous, avec une énergie plus persuasive, a demandé à la charité publique et privée

(1) Cours normal des instituteurs primaires, ou Directions relatives à l'éducation physique, morale et intellectuelle dans les écoles primaires, 1852.

(2) Le Fisileur du pauvre, édition HAUMAN et Ce, 1839.

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