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Ces facultés existent; c'est l'usage qui s'en trouve énervé, égaré ou perverti par des causes contre lesquelles l'homme a la possibilité et par conséquent le devoir de lutter. L'imputabilité n'en est donc pas détruite, l'homme reste punissable. Que la culpabilité puisse souvent s'en trouver atténuée, c'est ce qui ne saurait être nié ; mais ce ne sont point là des causes d'atténuation à formuler par la loi, à moins qu'on ne veuille ouvrir un crédit législatif au mal. Condamnables en principe, variables d'individu à individu et de circonstances en circonstances, elles rentrent uniquement dans l'appréciation des nuances diverses de la culpabilité individuelle, et doivent rester comprises dans la latitude à laisser au juge à cet effet (ci-dess. n° 230). Il se produit ici, à l'égard des passions, quelque chose d'analogue à ce que nous avons dit au sujet de l'ivresse si d'une part le trouble moral dans lequel l'agent a été jeté est une cause d'atténuation de la culpabilité, d'autre part l'origine vicieuse de ce trouble, la passion, est une cause d'aggravation. Le juge chargé de mesurer la culpabilité individuelle doit tenir compte de ces deux éléments en sens contraire, et en opérer la balance. Plus la passion sera condamnable en elle-même, plus elle pèsera comme cause d'aggravation; s'il s'agissait au contraire d'un sentiment généreux et louable dans son principe, mais poussé jusqu'à la passion, jusqu'au délit, la nature de ce sentiment, loin d'aggraver la culpabilité, viendrait se joindre à la considération du trouble moral pour la diminuer; sans jamais toutefois pouvoir faire disparaître l'imputabilité. En cas de grand crime, ces nuances accessoires et constitutives de la culpabilité individuelle, quoique subsistant toujours, s'affaiblissent comparativement à l'élévation de la culpabilité absolue.

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2o Suivant la législation positive et la jurisprudence.

334. A défaut de dispositions législatives dans les ordonnances, notre ancienne jurisprudence était encore assise ici sur le droit romain, sur la jurisprudence criminelle générale, et sur les usages français.

335. Le droit romain lui-même n'offrait pas de doctrine complète et généralement formulée; cependant un grand nombre de textes empruntés soit aux matières civiles, soit aux actions pénales privées, ou véritablement relatifs à la punition de certains crimes, mettaient hors de doute le principe que l'insensé (nommé en droit romain furiosus) devait être à l'abri de peine. Mais les motifs tirés de quelques-uns de ces textes : « Fati infelicitas excusat (1),»« Satis furore ipso punitur; sufficit furore ipso cum puniri (2), » que les criminalistes ont répétés de

(1) DiG., 48, 8, Ad legem Corneliam de sicariis, 12, Fr. Modestin. (2) DIG., 48, 9, Ad legem Pompeiam de parricidiis, 9, § 2, Fr. Modestin. -1, 18, De officio præsidis, 14, Fr. Macer., et 13, § 1, Fr. Ulp.

puis à satiété et sur lesquels ils ont appuyé diverses conséquences qu'ils en ont déduites, ne doivent être considérés que comme une phraséologie peu rationnelle. Nous savons, en effet, que ce n'est point en considération du malheur de sa destinée, ui parce que sa folie serait pour lui une peine suffisante, que l'insensé n'est pas punissable; c'est parce qu'il n'offre pas en sa personne les éléments voulus pour l'imputabilité. Au lieu de ces phrases sans fondement, on aurait pu s'arrêter, dans le droit romain, à cet autre motif donné par Ulpien et bien plus près de la vérité : « Quæ enim in eo culpa sit, cum suæ mentis non sit (1)? Namque hi pati injuriam solent, non facere: cum enim injuria ex affectu facientis consistat (2). »

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336. La folie, dans cette, ancienne jurisprudence, apparaît moins comme une cause exclusive de l'imputabilité que comme une cause d'exemption, d'allégement ou de tempérament (3); à tel point que, d'après la pratique du parlement de Paris, les premiers juges étaient astreints à prononcer contre l'insensé convaincu la peine ordinaire du crime, le parlement se réservant à lui seul le pouvoir de modérer cette peine ou d'en exempter sur l'appel (4). Et même pour certains crimes, savoir, pour celui de lèse-majesté et pour ceux dans lesquels nos lois voulaient que le procès fût fait au cadavre, il était reçu sans hésitation que la folie n'excusait pas (5).

337. Les lois de la Constituante, le Code pénal de 1791 notamment, et plus tard celui de brumaire an IV, sont restés sans disposition spéciale à cet égard. La question de l'acquittement pour cause de démence ne s'en est pas moins présentée et n'en a pas moins dû être résolue en vertu des seuls principes de raison. En matière de police municipale ou de police correctionnelle elle s'est trouvée au pouvoir du tribunal, chargé de décider en définitive si l'inculpé était ou non coupable (6). Quant aux cours d'assises, les questions, suivant la procédure d'alors, se trouvant subdivisées, et le jury ayant à décider en premier lieu si le fait était constant, en second lieu si l'accusé était convaincu d'en être l'auteur, ce n'était que dans la troisième série de questions, celles relatives à l'intention, que pouvait venir la considération de la dé

(1) DIG., 9, 2, Ad legem Aquiliam, 5, § 2, Fr. Ulp.

(2) DIG., 47, 10, De injuriis et famosis libellis, 3, § 1, Fr. Ulp.

(3) Le Grand Coustumier de France: « Et toutesfois les meffaicts aggrauent ou allegent les peines en sept manieres : La première pour cause de la personne, si comme..... quand aucun excès est faict par une personel folle ou yure. » (Liv. 4, ch. 6, p. 536.)

(4) MUYART DE VOUGLANS, Les lois criminelles. liv. 1, tit. 5, ch. 1, § 2, no 9. (5) Ibid., no 3; et ROUSSEAUD DE LA GOMBE, Matières criminelles, 1re part., sect. 5, in fine, p. 54.

(6) Loi du 19-22 juillet 1791, sur la police municipale et sur la police correctionnelle, tit, 1er, art. 39, et tit. 2, art. 58. - Code de brumaire an iv, art. 188.

mence (1) laquelle, s'il était déclaré par le jury que l'accusé avait commis le fait en état de démence, sans volonté ou sans intention coupable, aurait dû indubitablement entraîner l'acquittement (2).

338. Le Code pénal de 1810 a le premier, chez nous, statué formellement sur ce point. Suivant l'article 64: « Il n'y a ni crime » ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps » de l'action. »

339. Ces expressions: « Il n'y a ni crime ni délit, » sont à remarquer. Comme elles sont déduites non pas de la considération du fait en lui-même, mais de l'état moral de l'agent, elles doivent se résoudre dans la pratique en cette autre proposition qui est la vraie, l'agent n'est pas coupable: d'où la conséquence qu'il doit y avoir, pour cause de démence, acquittement, et non pas absolution, ainsi qu'il arriverait dans le cas des articles 159, 191 et 364 du Code d'instruction criminelle. En telle sorte que l'application de notre article, pour tous les cas qui y sont compris textuellement sous le nom de démence, se borne à la déclaration de non-culpabilité et à l'acquittement qui doit s'ensuivre.

340. Ce mot de démence n'est pas employé en notre article dans le sens technique et spécial de la médecine légale (ci-dessus, n°314), ni dans le sens restreint du droit civil (Cod. Nap., art. 489), où il se trouve, à propos de l'interdiction, en opposition avec ceux d'imbécillité et de fureur. Il est pris dans son acception générale et vulgaire, comme comprenant tous les cas d'absence de raison (dementia) qui peuvent être qualifiés de folie, d'aliénation mentale.

Il n'est pas question non plus ici, comme en matière d'interdiction (même art. 489 Cod. Nap.), d'un état habituel, d'accord avec la science rationnelle, notre article dit : « au temps de l'action (ci-dessus nos 284 et 328); une démence même instantanée, si elle a existé à ce moment, s'y trouve donc comprise.

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341. Cela étant, nous n'hésitons pas à ranger dans le cas de l'article, sous ce nom de démence, l'idiotisme, l'imbécillité complète, la démence complète telle que l'entendent les médecins légistes, la manie, la monomanie, et les délires ou aliénations instantanées produites par les maladies, nous contentant de renvoyer à ce que nous en avons déjà écrit au point de vue rationnel, ci-dessus, no 314 et suiv.

342. Mais nous n'en dirons pas autant du somnambulisme, de l'ivresse, du surdi-mutisme; le rédacteur de l'article 64 n'ayant pas voulu certainement y faire allusion par le mot de démence, nous considérons notre Code pénal comme muet sur ce point.

343. Il n'a rien dit non plus des cas où il s'agirait de trouble

(1) Loi du 16-29 septembre 1791, concernant la police de sûreté, la justice criminelle et l'établissement des jurés, tit. 7, art. 20 et 21. Code de brum. an IV, art. 374, 389, 390, 393.

(2) Loi du 16-29 septembre 1791, tit. 8, art. 2. Code de brum. an IV,

art. 425.

ou d'altération mentale incomplets, qui, sans détruire la culpabilité pénale, se borneraient à en abaisser le degré.

344. Comment suppléer dans notre jurisprudence pratique à ces lacunes de la loi?

345. Quant aux cas de non-culpabilité, si l'on observe que chez nous, dans toutes les juridictions, soit de police, soit correctionnelle, soit criminelle, le tribunal ou le jury ont à décider suivant leur conscience si l'inculpé est ou n'est pas coupable, et que même devant le jury cette question de culpabilité n'est plus divisée comme elle l'était autrefois, on en conclura que toutes les fois que le tribunal ou le jury estimera en sa conscience qu'il y a eu chez l'agent une altération des facultés morales suffisante pour faire disparaitre la culpabilité pénale, la déclaration de non-culpabilité et l'acquittement qui en est la suite, bien qu'il ne s'agisse pas d'une espèce comprise dans les termes de l'article 64, pourront avoir lieu en vertu des seuls principes de justice générale; de telle sorte que l'effet, en définitive, sera le même. Seulement la non-culpabilité ne pourra pas dans cette hypothèse se motiver en droit sur les termes de l'article 64, comme elle le pourrait s'il s'agissait d'un cas prévu par cet article; elle devra rester uniquement enfermée dans le pouvoir appréciateur du juge de la culpabilité. C'est ainsi que notre pratique judiciaire se prête entièrement sur ce point à l'application des principes de la science rationnelle, et que la disposition de notre Code pénal, bien qu'incomplète, n'y fait pas obstacle (ci-dessus, no 331).

346. Quant aux cas d'atténuation de la culpabilité et de l'abaissement de peine qui doit s'ensuivre, point à l'égard duquel le juge est forcément enfermé dans les dispositions positives de la loi, ainsi que nous l'avons déjà expliqué ci-dessus, no 331, la latitude entre le maximum et le minimum, quand il en existe, ou la déclaration de circonstances atténuantes sont, en notre jurisprudence pratique, les seuls moyens d'y pourvoir.

347. Il suit de ces observations que pour résoudre dans cette jurisprudence pratique les problèmes déjà examinés par nous en théorie, nous n'avons qu'à dire que partout où suivant la science rationnelle l'imputabilité ou même seulement la culpabilité pénale disparaît, nos juridictions doivent déclarer l'inculpé non coupable; que partout où il y a imputabilité avec diminution seulement de la culpabilité pénale, elles doivent recourir aux atténuations de pénalité que peuvent comporter soit l'échelle du maximum au minimum, quand il en existe, soit la déclaration de circonstances atténuantes. 348. C'est ainsi que nous résoudrons, en conformité, autant que possible, des principes rationnels déjà par nous exposés, ce qui concerne le somnambulisme (n° 320) (1), l'ivresse (nos 321 et

(1) L'ancienne jurisprudence voyait une disposition applicable aux noctambules ou somnambules dans ce texte du droit canonique : Si furiosus, aut

suiv.) (1), le surdi-mutisme, à l'égard duquel ce qui manque à notre loi ne pourra être ainsi qu'imparfaitement suppléé (no 327) (2), l'ignorance, les vices d'éducation et l'effet des passions (n° 333) (3). En faisant observer toutefois que les acquittements ou même les diminutions de peine qui seraient textuellement motivés en droit sur de pareils faits, par exemple sur l'ivresse, seraient irréguliers et pourraient encourir cassation comme créant un cas de justification ou d'excuse non prévu par la loi (ci-dess. no 345).

349. De même, bien que l'article 64 ne parle que de crime et de délit, nous n'hésiterons pas à appliquer les mêmes solutions aux cas de contraventions de simple police, en ce sens que l'homme qui les aura commises en état de démence devra être acquitté en vertu des pouvoirs généraux du juge; et cela même quand il s'agirait de ces contraventions matérielles dans lesquelles la loi a voulu punir la simple faute non intentionnelle, parce qu'à l'égard de l'homme en démence les conditions de l'imputabilité elle-même font défaut, et qu'il ne saurait y avoir faute quelconque de sa part (4).

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infans, seu dormiens, hominem mutilet, vel occidat, nullam ex hoc irregularitatem incurrit. (Clementin., liv. 5, tit. 4, constitution de Clément V). (1) Ce cas de l'ivresse, si fréquent en fait, a été fort souvent et fort diversement agité par les criminalistes de toutes les époques. Quelques textes de droit romain s'y réfèrent. - Nous avons cité, ci-dessus, p. 136, note 3, ce passage du Grand Coustumier, d'après lequel les peines sont allégées « quand aucun excès est faict par vne personne folle ou yure, Suivant l'ordonnance de François Ier, du dernier août 1536, ch. 3, art. 1 ....Est ordonné que quiconque sera trouvé ivre soit incontinent constitué et retenu prisonnier au pain et à l'eau pour la première fois, et si secondement il est repris, sera, outre ce que devant, battu des verges ou fouets par la prison, et la troisième fois fustigé publiquement; et s'il est incorrigible, sera puni d'amputation d'oreille, et d'infamie, et de bannissement de sa personne..... Et s'il advient que par ébriété ou chaleur de vin les ivrognes commettent aucun mauvais cas, ne leur sera pour cette occasion pardonné, mais seront punis de la peine due audit délit, et davantage pour ladite ébriété, à l'arbitrage du juge. » Laverdy ajoute, dans son Code pénal, après la citation de cette ordonnance: Il est fâcheux que l'usage ait laissé tomber en désuétude une loi aussi salutaire. » Certains codes étrangers font de l'ivresse, et surtout de l'ivresse habituelle, un délit spécial. Notre législation n'a pas de semblable disposition en droit commun. Suivant les lois militaires, c'est un délit contre la discipline. (L. 22 août 1790, tit. 2, art. 2.)

(2) Le Code pénal de Sardaigne (art. 97) assimile le sourd-muet au mineur de quatorze ans, et veut que la question de discernement soit posée.

(3) Nous remarquons dans la Somme rural de BOUTEILLER (liv. 1, tit. 29, note e) cette annotation de Charondas le Caron : « Mais les delicts qui se commettent par douleur ou collere sont plus doucement punis, d'autant que sont passions de la fragilité humaine, qui offusquent la raison, comme Ciceron monstre en plusieurs lieux. »

(4) On peut voir par là ce qu'il y a d'inexactitude dans cette proposition, souvent répétée depuis, de l'orateur du gouvernement, qui motivait l'article 64 en disant Tout crime ou délit se compose du fait et de l'intention: or, dans les deux cas dont nous venons de parler (démence ou contrainte), aucune intention criminelle ne peut avoir existé de la part des prévenus. Ce n'est pas de l'intention qu'il s'agit; il s'agit des conditions mêmes de l'imputabilité de telle sorte que, même dans le cas où la loi punit les négligences, les omissions

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