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nous estimons impossible de faire entrer avec justice ces conséquences dans la mesure de la culpabilité comme si l'agent en avait eu l'intention, et de punir cet agent pour le crime le plus grave qu'elles constitueraient. Décider ainsi serait méconnaître la séparation qui existe entre l'intention criminelle et la faute non intentionnelle, et nous ne saurions approuver les législations positives qui ont eru pouvoir pousser leur sévérité jusque-là.

D'un autre côté, il serait pareillement injuste de ne tenir aucun compte de ces résultats. Doublement en faute à cet égard en 'faute en commettant le délit qu'il avait en vue, en faute en n'ayant pas prévu, examiné et mis au pire, afin de s'en abstenir, les conséquences possibles de ce délit, l'agent sera punissable pour ces résultats qui ont dépassé son intention, à titre de culpabilité non intentionnelle; cette culpabilité viendra se joindre à celle du délit qu'il avait en vue, et la pénalité s'en augmentera eu égard à la gravité des événements et à toutes les autres circonstances qui peuvent influer sur elle. C'est ainsi que nous aurons donné satisfaction à la fois, en les combinant, aux principes sur la culpabilité intentionnelle et à ceux sur la culpabilité non intentionnelle. 393. 3o Enfin, si l'agent a commis le délit au risque de tous les périls qui pourraient en advenir, n'ayant qu'une intention indéterminée relativement aux conséquences préjudiciables que ce délit pourrait avoir, mais n'en excluant aucune, comme s'il a exposé et abandonné un jeune enfant sans défense et sans probabilité de secours en un lieu désert où il courait des dangers évidents, ou s'il a posé quelque obstacle, fait quelque dérangement sur la voie d'un chemin de fer dans le but de faire dérailler les convois, ou s'il a tiré un coup d'arme à feu sur une foule, n'importe en ces trois exemples ce qui pût en arriver, les conséquences qui auront eu lieu, soit blessures, soit décès, soit toutes autres, lui seront imputées à crime comme s'il les avait voulues, puisqu'il les a comprises indirectement dans son intention.

Mais nous n'appliquerons cette solution que dans les cas où il s'agit des résultats mêmes de l'acte du délinquant, tels qu'on puisse raisonnablement les lui attribuer et l'en considérer comme la cause efficiente, la cause génératrice. S'il s'agit de conséquences indirectes qui constituent en réalité le crime d'une autre personne, conséquences auxquelles il a peut-être donné occasion, mais qui partent de l'initiative et de la criminalité d'autrui, nous ne saurions lui imputer comme s'il les avait voulus ces crimes qui sont le fait d'autrui et dont il n'avait pas l'intention: comme s'il s'agit de crimes commis par certains individus dans une émeute, dans une insurrection, et dont on voudrait faire peser la responsabilité pénale sur les chefs qui n'y auraient aucunement participé ou qui les auraient même défendus. Doublement en faute à cet égard: en premier lieu pour avoir commis le crime ou le délit qui y a donné occasion; en second lieu, pour n'avoir pas mis les choses

au pire et prévu tous les résultats possibles, afin de s'abstenir de ce crime ou de ce délit, ils doivent en subir les conséquences pénales comme circonstance aggravante du crime ou du délit qui leur est personnel; mais ils ne sauraient justement en recevoir la peine comme s'ils en étaient eux-mêmes les auteurs intentionnels. 394. Les cas dans lesquels on dit, suivant l'expression accoutumée, que nous sommes pénalement responsables des faits d'autrui, ou punis pour les faits d'autrui, rentrent encore dans le sujet qui nous occupe. Ce n'est, comme nous le savons déjà (ci-dess., no 253), qu'en apparence et d'une manière impropre qu'on s'exprime ainsi. La science rationnelle n'admet pas que nous puissions jamais encourir aucune peine publique pour d'autres actions ou inactions que les nôtres; et si nous sommes punis par suite de faits dont un autre est l'auteur, c'est que nous sommes en quelque faute à l'égard de ces faits, lors même que nous les avons ignorés : de telle sorte qu'en réalité nous sommes punis pour notre saute la plupart du temps non intentionnelle.

Il pourra se faire fréquemment, en effet, que la personne exerçant une profession soumise à des règlements particuliers, le patron, le maître, le chef de famille, soient punissables pour les contraventions résultant des actes de leurs préposés, ouvriers, serviteurs par eux employés, ou des personnes de leur famille placées sous leur surveillance et sous leur autorité. La règle rationnelle qui doit guider dans l'appréciation de ces cas consiste à considérer à qui, suivant la nature des faits et le but à se proposer légalement, doit être imposée l'obligation de faire ou de faire faire l'acte prescrit, de s'abstenir de l'acte prohibé ou d'empêcher qu'il ait lieu. S'il résulte des idées de justice et d'utilité publique combinées que c'est au patron, maître ou chef de famille que cette obligation doit être imposée, c'est lui qui doit être punissable lorsqu'il y a été manqué dans l'exercice de sa profession, de son industrie, de son métier, ou dans sa famille, par les personnes par lui employées ou placées sous son autorité. Il devait ou ne pas s'en remettre à eux, ou les mieux surveiller, ou leur donner des instructions plus sévères, ou les mieux choisir. Mais si l'injonction ou la prohibition s'adresse à l'activité individuelle de chacun considéré en particulier, abstraction faite de l'idée d'autorité, de direction ou de surveillance, et qu'on ne puisse dire équitablement que le chef est en faute personnelle à cet égard, la loi pénale ne saurait justement lui en faire porter la peine.

Du reste, de l'analyse à laquelle nous venons de nous livrer il résulte que, la culpabilité dont il s'agit ici étant la plupart du temps une culpabilité non intentionnelle, le degré ne peut s'en élever bien haut, et que, tout en la proportionnant à la gravité du devoir de surveillance qui nous était imposé, il ne peut y être question que de peines inférieures.

2o Suivant la législation positive et la jurisprudence.

395. L'ancienne jurisprudence ne manquait pas de textes dans le droit romain pour construire sa doctrine générale sur l'intention de délinquer, sur la faute non intentionnelle et sur l'accident; elle en trouvait dans les titrés du Digeste ou du Code relatifs à de véritables questions de droit criminel (1), mais surtout dans les détails minutieux, les nombreux exemples et les distinctions multipliées que la pratique des affaires avait suggérés aux jurisconsultes romains à propos de l'application de la loi Aquilia (2). C'est au droit romain que l'ancienne jurisprudence européenne avait emprunté l'expression de dol (dolus malus) pour désigner l'intention du délit, lequel dol se trouvait ainsi opposé à la faute (culpa) dans les termes du droit pénal, de même que dans ceux du droit civil, mais avec une acception véritablement toute différente; de telle sorte que ce vice de langage faisait amphibologie, et jetait plus d'une confusion d'idées entre ces deux branches du droit si diverses en leur principe (3).

396. L'ancienne jurisprudence y avait joint, sur les différentes espèces de dol, des divisions subtiles et compliquées (4), dont quelques-unes ne manquent pas, si l'on veut, d'exactitude, mais qu'il est bien plus simple de laisser à l'appréciation du juge de la culpabilité dans chaque cause, sans aller embarrasser ce juge en une telle scolastique.

C'est aussi dans le même esprit qu'elle avait divisé le dol en trois degrés (summus, medius, infimus), de même que la faute (lata, levis, levissima), suivant l'interprétation qu'elle faisait de certains textes du droit romain. Ce n'est pas trois degrés, c'est une infinité de degrés, du plus au moins, que peuvent avoir la criminalité de l'intention et celle de la faute non intentionnelle; mais c'est au juge de la culpabilité, dans le cas où la loi n'en a pas fait l'objet

(1) DIG., 48, 19, De pœnis, 5, § 2, Fr. Ulp., et 11, § 2, Fr. Marcian. 48, 8, Ad legem Corneliam de sicariis, 1, § 3, § Fr. Marcian., et 7 Fr. Paul. COD., 9, 16, Ad legem Corneliam de sicariis, 1, constit. Anton., et 5, constit. Dioclet. et Max.

(2) DIG., 9, 2, Ad legem Aquiliam. - L'ancienne jurisprudence y joignait même les nombreux textes du droit romain relatifs au dol et à la faute en matière d'obligations civiles.

(3) C'est en quelques textes de droit romain qu'on trouve l'expression de dolus malus, même en matières criminelles, pour désigner le dessein coupable: DIG., 48, 8, Ad leg. Corneliam de sicariis, 1, pr., et § 1, Fr. Marcian. Et l'on a soin d'y dire qu'en ces matières la faute lourde (culpa lata) n'est pas, comme dans celles de droit civil, assimilée au dol : DIG., 48, 8, Ad leg. Cornel., 7, Er. Paul.

(4) Dol existant réellement et dol présumé (verus, præsumptus); dol général, intention de délinquer si l'occasion s'en présente, et dol spécial (generalis, specialis); dol indéterminé, intention du fait à tout risque de ce qui pourra en résulter, comme si quelqu'un tire un coup d'arme à feu au milieu d'une foule, et dol déterminé (indeterminatus, determinatus); dol réfléchi, prémédité, et dol spontané, inspiré par l'impulsion des passions (nequitia, impetus adfectuum).

de quelque disposition formelle, à apprécier ces nuances variées, et à en tenir compte entre les limites qui lui sont laissées.

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397. L'homicide involontaire, par imprudence ou même sans faute, a eu dans les mœurs antiques un caractère spécial. Il semblait à l'homme qu'il devait expier par un exil volontaire le malbeur dont il avait été la cause non intentionnelle, et les vers d'Homère, comme les lois de Platon, nous portent témoignage de ces vieilles coutumes des anciens Grecs. Quelque chose de semblable existait dans les mœurs de nos pères et dans les divers Etats de l'Europe. Suivant la pratique de notre ancien droit pénal, si l'homicide était purement casuel ou de force majeure, sans aucune faute de la part de l'agent, il n'y avait lieu à aucune peine, ni même à aucune condamnation en dommages-intérêts, et toutefois l'usage du royaume, quoique la nécessité en fût contestée par quelques-uns, était de recourir même en ce cas à des lettres de rémission du prince. Que s'il y avait eu faute par imprudence, faute non intentionnelle, l'homicidiaire, outre les dommages-intérêts à sa charge, devait être condamné en une amende à employer en majeure partie en œuvres pies pour l'âme du trépassé; et quant à la peine afflictive, il n'y échappait qu'au moyen des lettres de rémission du prince, qu'il était d'usage de demander et d'octroyer (1).

398. Du reste, nos anciennes ordonnances, sauf ce qu'elles disent de ces lettres de rémission, ne contiennent rien de réglementaire sur tout le sujet que nous venons d'examiner.

399. Sous la législation de la Constituante et sous celle de brumaire an IV, l'appréciation de l'intention en matière de délits de police municipale et de police correctionnelle, lorsque celle intention était nécessaire pour constituer le délit, rentrait dans les pouvoirs généraux du juge chargé de statuer sur la culpabilitė. Mais en matière criminelle, devant le jury, la loi d'organisation du 19 septembre 1791, et après elle le Code des délits et des peines de brumaire an IV, avaient voulu qu'après la première question : « Tel fait est-il constant?... » et la seconde : « L'accusé est-il convaincu de l'avoir commis?... » vinssent, en troisième rang, toutes les questions relatives à l'intention, ce que le Code de brumaire

(1) BOUTEILLER, Somme rural: Item qui occist autre par cas d'adventure, par la raison escrite (le droit romain) n'en doit pour ce choir en peine.....; combien que les coustumiers dient que crime n'a point d'adventure qu'il ne chée en peine de mort, ou rémission de Prince.» (Liv. 2, tit. 40, p. 870.) — JOUSSE, Traité de la justice criminelle, part. 4, tit. 21, art. 7, n° 100 (tom. 3, 523). Cet homicide (per infortunium or misadventure), dans l'ancienne loi anglaise, entraînait toujours confiscation des biens personnels ou chattels, ou d'une partie de ces biens in pios usus; et du temps de Blackstone, on n'échappait encore à cette confiscation qu'au moyen d'un writ de pardon et de restitution des biens obtenu du Roi en payant les frais d'impétration. (BLACKSTONE, liv. 4, ch. xiv, §§ 2 et 3.)

p.

'an IV appelait la moralité du fait (1). C'était le président qui devait poser ces questions telles qu'elles résultaient soit de l'acte d'accusation, soit de la défense, soit du débat, suivant la diversité des faits et sans qu'elles fussent limitées par la loi (voir deux applications ci-dessus, nos 337 et 370). L'Assemblée constituante avait fait suivre sa loi d'organisation du jury et de procédure, comme ses autres lois les plus importantes, d'une instruction destinée à en faciliter l'application; l'on peut voir encore dans cette instruction quelle signification et quelle latitude elle donnait à ces questions intentionnelles (2).

Si la réponse du jury était que le fait avait été commis involontairement, sans aucune intention de nuire, non méchamment, non à dessein, la loi de septembre 1791 et le Code de brumaire an IV ordonnaient que l'accusé fût acquitté (3). Ce qui n'empêchait pas toutefois que le fait, même ainsi qualifié, pût être punissable, suivant les cas, comme délit de police municipale ou correctionnelle, ainsi que nous en avons un exemple dans le Code pénal de 1791, au sujet de l'homicide et des blessures par imprudence ou négligence (4).

Mais, si le fait n'était que le résultat d'un pur accident, sans aucune sorte de faute de la part de l'agent, il ne devait y avoir aucune condamnation, ni pénale ni même civile, ainsi que s'en expliquait formellement le Code pénal de 1791, au sujet de l'homicide purement casuel (5).

(1) L. 16-29 septembre 1791, 2o part., tit. 7, art. 21: « Le président posera les questions relatives à l'intention résultant de l'acte d'accusation, ou qu'il jugera résulter de la défense de l'accusé ou du débat..., etc. » Code du 3 brum. an iv, art. 374: « La première question tend essentiellement à savoir si le fait qui forme l'objet de l'accusation est constant ou non; la seconde, si l'accusé est ou non convaincu de l'avoir commis ou d'y avoir coopéré. Viennent ensuite les questions qui, sur la moralité du fait et le plus on le moins de gravité du délit, résultent de l'acte d'accusation, de la défense de l'accusé ou du débat....., etc. Voir aussi, au même Code, l'exemple fourni par l'art. 379; voir l'art. 393 : « Le juré qui a déclaré le fait constant et l'accusé convaincu donne ensuite sa déclaration sur la moralité du fait, d'après les questions intentionnelles posées par le président; » et l'art 397.

(2) Instruction pour la procédure criminelle, du 29 septembre 1791. (3) L. 19 septembre 1791, 2o part., tit. 8, art. 2. Code de brum. an IV,

art. 425.

(4) Code pénal, 25 septembre-16 octobre 1791, 2e partie, tit 2, art. 2 : En cas d'homicide commis involontairement, mais par l'effet de l'imprudence ou de la négligence de celui qui l'a commis, il n'existe point de crime, et l'accusé sera acquitté ; mais, en ce cas, il sera statué par les juges sur les dommages-intérêts, et même sur les peines correctionnelles, suivant les circonstances; - art. 18, pour les blessures. La loi du 19-22 juillet 1791, relative à l'organisation d'une police municipale et correctionnelle, tit. 2, art. 15, détermine la peine.

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(5) Code pénal, 25 septembre-16 octobre 1791, 2o part., tit. 2, art. 1 : En cas d'homicide commis involontairement, s'il est prouvé que c'est par un accident qui ne soit l'effet d'aucune sorte de négligence ni d'imprudence de la

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