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au moins ou de trois, ou de plus, suivant les coutumes) (1), et la fait exécuter. Assises tantôt sur le propre droit de fief, tantôt sur des droits de justice séparés du fief, qui peuvent être divisés, subdivisés, vendus, légués à part, ou donnés eux-mêmes en inféodation, ces juridictions offrent à la fois morcellement et indépendance d'une part, enchevêtrement et sujétion d'une autre. Le roi a les siennes, distinctes entre elles, comme chef suzerain ou chef féodal de ses feudataires et comme justicier de ses domaines particuliers; les seigneurs ont les leurs, soit dans les qualités réunies de seigneurs féodaux et de seigneurs justiciers, soit dans l'une ou dans l'autre séparément, susceptibles des mêmes nuances, et qualifiées de haute, de moyenne ou de basse justice, suivant l'étendue de leurs priviléges; les communes, à mesure qu'elles s'affranchissent, ont la leur, à laquelle concourent le représentant de la commune (major, maire, consul ou autres officiers) et les hommes jugeurs de la commune (bourgeois, jurés); enfin l'Eglise a aussi les siennes (corts de chrétienté), attribuées aux évêques et archevêques, se ressentant de l'influence du droit romain dont le souvenir est conservé par le clergé, soumises à des recours successifs aux autorités supérieures ecclésiastiques, et commençant les premières à être déléguées comme office permanent à un juge ecclésiastique, l'official, d'où le nom d'officialité pour cette juridiction. De telle sorte qu'il faut distinguer, dans cet état de choses, les justices seigneuriales, la justice royale, les justices communales et les justices ecclésiastiques. C'est de cette confusion, de ce système d'inégalités à tant de degrés que sort cette règle féodale: chacun doit être jugé par ses pairs; c'est-à-dire, en prenant la règle non pas dans son application exclusive à la hiérarchie féodale, mais dans sa plus grande extension, qu'au milieu du morcellement de la société en classes inégales, chacun sera jugé dans sa classe et avec le concours des hommes de sa classe.

Sous l'ère monarchique, en comprenant dans ces termes toute l'époque durant laquelle l'autorité royale a commencé, s'est efforcée chaque jour davantage, est parvenue enfin à s'élever au-dessus

(1) Dans la cour des Bourgeois, aux assises de Jérusalem, il y avait le visconte, représentant la personne du roi, qui est chief seignor dou païs, et douze jurés, ou plus ce (si) il plaît au Roi. Ces jurés doivent être bourgeois et chrétiens bourgois et frans, de la loy de Roume. » (Voir le Livre des assises de la cour des Bourgeois, ch. 4 et 7, et l'Abrégé du Livre des assises de la cour des Bourgeois, 1re partie, ch. 2, 3, 7 et 8.) Du reste, malgré ce nom de jurés et ce nombre de douze, il ne faut pas les assimiler entièrement à nos jurés d'aujourd'hui. C'étaient des personnes désignées pour un temps, comme hommes sages et prudents « predoumes » (prud'hommes), pour venir siéger aux assises; quoiqu'ils fussent douze, ou plus s'il plaisait au roi, ils ne venaient pas toujours siéger tous à la fois, et ils pouvaient juger au nombre de deux ou de trois, suivant la règle commune. On peut induire d'une scène racontée dans l'Abrégé du Livre des assises de la cour des Bourgeois, 2e partie, ch. 21, que c'était le roi qui les désignait et les destituait à volonté.

du principe féodal, à dominer ce principe et à se faire reconnaître comme autorité publique et supérieure, indépendante de toute idée de fief et venant de Dieu, il se produit un long travail par suite duquel l'organisation précédente se transforme et se détruit. Les hommes de fief ne sont plus appelés au jugement; le roi, les seigneurs, jugent par eux-mêmes, ou du moins par les officiers qu'ils déléguent; les assises temporaires et périodiques font place à des institutions fixes; la charge de juger devient un office; ces offices s'afferment pour un temps ou se vendent ou se concèdent gratuitement; les légistes en sont pourvus sous de certaines conditions d'aptitude. Enfin l'organisation judiciaire se résout en un système de juridictions permanentes, dont la suprématie appartient aux juridictions royales, ordinaires ou extraordinaires, composées de membres nommés par le roi, le plus souvent moyennant finance, réparties sur les diverses portions du territoire, avec une hiérarchie marquée et des recours de divers genres d'une autorité à l'autorité supérieure. Cependant les justices ecclésiastiques, quoique plus contenues et réglées en certains points par les ordonnances, existent encore à côté de la justice et du pouvoir séculiers, dont elles empruntent le bras pour l'exécution temporelle de leurs sentences. Les justices seigneuriales ou communales subsistent également, mais asservies aux règles des ordonnances, réduites à un rôle subalterne et soumises à la surveillance royale. C'est à la fin de cette époque, par allusion à cette lutte du pouvoir royal contre la féodalité, lutte dans laquelle les jurisconsultes ont apporté tant d'appui à la couronne, et pour exprimer la victoire de la juridiction royale sur toutes les autres juridictions, que se formule cet aphorisme monarchique : « Toute justice émane du roi (1). »

Enfin, après avoir passé par ces vicissitudes, le principe de la juridiction se dégage: la science ne voit dans ce pouvoir qu'un pouvoir social, qui est un et qui découle de la même source que tous les autres pouvoirs, c'est-à-dire de la souveraineté. La législation l'organise en le confiant comme nomination, institution, surveillance et mise à exécution, à l'autorité exécutive, avec des garanties d'aptitude, d'inamovibilité, de hiérarchie, de compétence déterminée, et surtout avec le concours des hommes du pays, dans l'institution du jury, pour les matières pénales les plus graves, pour les matières politiques et pour certaines matières civiles. De telle sorte qu'au fond le principe fondamental de la juridiction, après le long

(1) Déjà on voit poindre ce principe exprimé féodalement dans BEAUMANOIR, au temps de saint Louis (vers 1283) Car toute laie juridictions du roiaume est tenue du Roy en fief ou en arrière-fief. » (Ch. 11, no 12, p. 163.) — Et dans cette phrase remarquable, écrite au temps du roi Charles VI (vers 1380) par l'auteur inconnu du Grand Coustumier de France: Jaçoit ce qu'à généralement parler il ne soit qu'une Justice, qui meult de Dieu, dont le Roy a le gouvernement en ce Royaume, toutesfois en spécialité elle est divisée en plusieurs membres.... etc. (Liv. 4, tit. 5, De haulte, moyenne et basse justice.)

cours de quatorze siècles, revient à être ce qu'il était dans l'origine; mais le système en est savamment et régulièrement organisé; il offre le profit de l'expérience, il a retenu et associé entre eux divers éléments produits dans cet intervalle; enfin, au lieu de reposer sur une idée d'inégalité, il repose sur l'idée contraire. Sous l'ère barbare si les hommes libres, sous l'ère féodale si les hommes de fief étaient appelés au jugement, il y avait des esclaves, il y avait des serfs qui n'y prenaient aucune part; il y avait une multitude de classifications distinctes dans les personnes. Aujourd'hui nous sommes tous égaux devant la loi, tous pairs les uns des autres. Et cependant tel est l'empire des traditions, que ces deux maximes contradictoires, si significatives pour qui sait les comprendre, l'une de la féodalité, «< chacun doit être jugé par ses pairs », l'autre de la monarchie de droit divin, « toute justice émane du roi », se combinent, changent de sens, et sont reproduites encore l'une à côté de l'autre jusqu'à notre temps.

57. Quant à la procédure, elle commence sous l'ère barbare par le principe accusatoire, avec la publicité des débats, et l'accusateur posé contradictoirement en face de l'accusé, sous la menace de la peine du talion s'il succombe. Mais quels sont les moyens de preuve? Après le flagrant délit, c'est l'aveu ; et la torture apparaît, dans quelques lois barbares, comme moyen employé contre l'esclave ou le colon, même contre les hommes libres d'après la loi des Visigoths, pour obtenir cet aveu en matière capitale. A défaut de flagrant délit, d'aveu ou de conviction patente, l'accusé soupçonné doit se purger (1). Il le fera par le serment de son innocence, qu'il prêtera suivant le cas et suivant la nation, avec trois, quatre, cinq, six, douze mains, et quelquefois jusqu'à soixante-douze chez les Francs Ripuaires, ou quatre-vingts chez les Allemands (jurare quarta, quinta, sexta manu, etc.), c'est-à-dire assisté de ses conjuratores, parents, alliés ou amis, au nombre fixé par la loi, qui, plaçant leur main sous la sienne pendant qu'il jure, attestent la foi due à son serment et l'appui qu'ils sont prêts à lui donner (2). A défaut de serment avec le nombre voulu de conjuratores, c'est le jugement de Dieu, c'est-à-dire les ordalies (de Urtheil, juge

(1) Un grand nombre de textes dans les lois barbares et dans les documents de cette époque font voir que l'on recourt à la purgation par serment ou par ordalies sur les seuls soupçons, lorsqu'il n'y a pas de preuve certaine de l'accusation. (2) La loi des Allemands décrit ainsi la forme du serment : ‹ Les conjuratores posent chacun leur main sur la châsse des reliques, et celui qui doit jurer avec eux, plaçant sur toutes ces mains la sienne, prononce seul les paroles du serment, et jure par les reliques et par les mains qu'il tient, que Dieu lui soit en aide comme il n'est pas coupable.» (Tit. 6, § 7.) Dans le droit canonique, les conjuratores doivent prêter serment à leur tour. Au moyen âge, postérieurement à l'époque barbare, un brave Suisse qui, attaqué, la nuit, seul, dans sa maison, a tué l'agresseur, s'en vient jurer avec trois brins de paille de sa maison, son chien, son chat et son coq, qu'il n'a fait cet homicide qu'en se défendant. (Histoire de Suisse, de Jean de MULLER, t. III, p. 258.)

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ment; en hollandais, Oordel), par le combat, par le fer rougi, par l'eau bouillante, par le sort, par la croix ou autres sortes d'épreuves qui décidera.

La féodalité emprunte ces formes et ces moyens de procédure, en les modifiant, suivant chaque lieu, dans les nuances et dans les détails de l'application (1). Toutefois elle a une prédilection marquée pour le jugement de Dieu par le combat, surtout quand il s'agit de seigneurs ou chevaliers. Elle règle les cas où il échet tournois ou gage de bataille, ceux où l'on peut combattre par champion, la manière de demander, d'obtenir et d'accepter le combat, les armes, suivant la qualité des parties, les conditions de la lutte et ses conséquences finales. En matière criminelle, la rigueur du droit est que le vaincu, s'il n'a pas péri dans la bataille, accusé ou accusateur, tant le champion que celui qui l'a donné, soit incontinent mis à mort (2). L'appel en ces temps consiste à fausser la cour, c'est-à-dire à l'accuser de fausseté et de déloyauté dans le jugement qu'elle a rendu, et à combattre contre chacun de ses membres (3). C'est de cet usage du combat judiciaire, maintenu longtemps en matière civile et en matière pénale, même à l'époque où la féodalité commence à être minée et à se détruire, que sort ce dicton coutumier: « Le mort a le tort, et le battu paye l'a» mende (4).

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L'Église, qui a commencé par tolérer ces divers moyens de décision et par y intervenir quelquefois (5), ne tarde pas à les condamner (6). Elle n'en retient pour ses juridictions que la purgation

(1) On trouve dans les Assises de Jérusalem comme moyens de preuve : les garants, qui ne sont pas identiques, mais qui ont incontestablement quelque chose d'analogue aux conjuratores; la question; l'épreuve par le juyse où barre de fer rougie, et celle par la bataille.

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(2) Et tos homes vencus en champ de tex batailles deivent eistre pendus. (Assises de Jérusalem, Jacques d'Ibelin, § 19, édition de M. Beugnot) Voir le § 23, quant au champion et à celui qui l'a donné. Cette rigueur n'a pas été partout ni toujours observée.

(3) « Qui fause la Court, convient que il se combate à tous ceaux de la Court, ou que il ait la teste copée. » (Ibidem. La clef des assises de la haute cour, § 140.)

(4) Institutes coutumières de LovSEL, liv. 6, tit. 1, § 29, no 817 de l'édition de MM. Dupin et Laboulaye. Ces termes le battu paye l'amende font allusion à l'issue de la bataille pour meubles ou héritages, dans laquelle le vaincu perdait sa cause avec amende.

(5) On trouve dans les anciennes formules des exorcismes, recueillies et publiées par Baluze, à la suite des Capitulaires, le rituel qui devait être observé et les prières qui devaient être chantées par le prêtre pour l'accomplissement des diverses ordalies par l'eau chaude, par l'eau froide, par le fer incandescent ou autres épreuves.

(6) Voir dans le Corpus juris canonici, Décrétales, livre 5, tit. 35, De purgatione vulgari, le chapitre 1, qui interdit le combat, et le chapitre 3 l'épreuve par le fer incandescent, in quo Deus tentari videtur. » Ces constitutions pontificales sont du douzième et du treizième siècle; mais la réprobation de ces usages par les Pères et par les conciles remonte bien plus haut; le droit canon

par serment, avec un nombre déterminé de conjuratores : d'où vient à ce mode de justification le nom spécial de purgation canonique (1). Mais ensuite, au treizième siècle, par son caractère lettré, par sa propension à s'inquiéter de l'état des consciences et à chercher à y pénétrer, elle est amenée à produire, à développer graduellement un nouveau système de procédure pénale, le système inquisitoire, qui n'est admis d'abord que comme un procédé inférieur pour des cas exceptionnels (2), mais qui finit par dominer et par exclure le système accusatoire que l'Église tenait du droit romain, comme la féodalité l'avait tenu des barbares.

Des juridictions ecclésiastiques le système inquisitoire passe dans les juridictions temporelles; il y remplace ce qui restait encore des anciennes coutumes, et il devient finalement, à l'exception de l'Angleterre, le droit commun de toute l'Europe, avec ses informations d'office, ses interrogatoires et procès-verbaux couchés par écrit, son impitoyable développement de la torture, son secret durant tout le cours du procès, sa théorie des preuves légales, et son jugement sur pièces.

Enfin les excès du système inquisitorial sont réprouvés; la voix publique les signale et les flétrit; la législation les atténue ou les abandonne; puis, des éléments divers fournis par les régimes précédents, l'expérience fait sortir comme un composé, comme un système mixte de procédure pénale, dont une première partie emprunte ses caractères à l'information inquisitoriale, mais dont la seconde reprend toutes les garanties du système accusatoire (3), avec les seuls moyens de s'éclairer que la raison et la conscience puissent admettre : l'accusateur en face de l'accusé, le débat oral, les preuves de conviction, la liberté et la publicité des débats et de la défense. Le principe barbare, en matière de procédure, était que l'accusé doit se purger, et voici le principe civilisé : « C'est

(décret de Gratien, 2e partie, cause 2, question 5) nous offre à ce sujet des textes antérieurs de plusieurs siècles, que les papes étaient obligés de reproduire fréquemment, parce que la pratique continuait à l'emporter sur leur

autorité.

(1) Corpus juris canonici, Déc., liv. 5, tit. 34, De purgatione canonica ...Deinde compurgatores super sancta Dei Evangelium jurabunt, quod ipsi credunt, eum verum jurasse. Voir aussi les textes antérieurs dans le décret de Gratien, loco citato.

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(2) Les textes canoniques les plus anciens en date sur le système d'inquisition, sont d'Innocent III, ans 1212, 1213 et 1216, quoique avec des indices de germes antérieurs (voir ci-dessous, no 71). La procédure par inquisition ne doit avoir lieu que lorsqu'il y a une sorte de dénonciation par bruit public et avec vraisemblance; la peine contre celui qui n'a été condamné que sur une telle procédure doit être ordinairement mitigée. Corpus juris canonici, Décrétales, liv. 5, tit. 1. De accusationibus et inquisitionibus, ch. 16, 19, 21. Voir aussi les Instituta juris canonici, liv. 4, tit. 1, De accusationibus, denunciationibus et inquisitionibus.

(3) Voir l'abrégé de mon cours d'introduction historique à l'étude du droit pénal comparé; 1841, page 215.

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