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mais pour y mettre une distinction plus marquée, on les a désignés, de nos jours surtout, par les mots d'ordre social, organisation sociale, réservant ceux d'ordre ou d'organisation politique pour tout ce qui se réfère à la formation et au mécanisme des grands pouvoirs publics.

699. Si l'on suppose maintenant que des actes soient commis ayant pour but, par des moyens contraires à la loi et frappés de peines par elle, soit de renverser ou de modifier cette organisation des grands pouvoirs publics de l'État; soit de détruire, d'affaiblir ou de déconsidérer l'un de ces pouvoirs; soit d'étendre ou de restreindre la part que les divers membres ou que certains membres de l'association sont appelés à y prendre; soit d'exercer, dans un sens ou dans un autre, une action illégitime sur le jeu de leur mécanisme ou sur la direction générale et suprême qui en résulte pour les affaires de l'État; soit de détruire ou de transformer en quelqu'un de leurs éléments ou en tous les conditions sociales faites par la constitution aux individus; soit enfin de susciter des troubles, des haines, ou des luttes de violence dans la société à propos de l'un ou de l'autre des objets qui précèdent ces actes, tous puisés à une idée commune d'atteinte à l'ordre social ou à l'ordre politique établis, seront qualifiés de délits politiques. Par opposition, tous les délits qui n'auront pas ce caractère seront des délits non politiques. -On les trouve nommés quelquefois aussi, dans le sens de la même opposition, délits ordinaires, délits communs ou de droit commun; mais l'antithèse n'est pas complète ces dernières dénominations, si variables d'ailleurs par elles-mêmes, comme nous l'avons déjà montré (ci-dess., no 649 et suiv.), ne désignant, dans toutes les hypothèses, que certaines catégories de délits non politiques.

700. Le but et le caractère général des délits politiques étant connus, il reste à en déduire si rationnellement ces délits doivent être séparés, en droit pénal, des délits non politiques, par quels motifs et en quoi ils doivent en être séparés.

701. Au point de vue de la justice, cette organisation des grands pouvoirs publics de l'État, que le délit politique avait pour but de modifier ou de détruire, a-t-elle une origine légitime ou illégitime? A part même son origine et en la considérant en elle-même, estelle en accord, dans ses arrangements, avec la justice ou ne la blesse-t-elle pas? Ce pouvoir attaqué est-il légitimement ou illégitimement établi? L'action qui lui est donnée dans le mécanisme social est-elle conforme à la raison du droit ou n'est-elle pas exagérée jusqu'à blesser cette raison? Ce pouvoir se renferme-t-il dans la limite qui lui est assignée, ou n'est-il pas sorti de cette limite et n'a-t-il pas ainsi rompu lui-même l'ordre politique dont il faisait partie? La part qui est faite à certains membres ou aux divers membres de l'association, soit dans les charges et dans les avantages sociaux, soit dans la participation aux pouvoirs poli

tiques, est-elle dans une proportion équitable, ou ne crée-t-elle pas, au bénéfice des uns et à l'encontre des autres, des inégalités injustes et choquantes? La direction générale et supérieure donnée aux affaires de l'État est-elle conforme aux lois de cet État et à l'esprit de ses lois, ou n'y est-elle pas contraire? Ces diverses questions s'agitent, l'une ou l'autre, quelquefois plusieurs réunies, au fond des délits politiques.

702. Tous les gouvernements, tous les pouvoirs établis sont convaincus ou s'annoncent comme convaincus de leur légitimité, de la légitimité de l'organisation politique dont ils font partie, de la légitimité des actes par lesquels ils exercent leurs fonctions, de la direction qu'ils y donnent, et la plupart ne permettent pas même de mettre en doute cette légitimité. Celui-ci invoquera une tradition de plusieurs siècles, un droit de succession dynastique ou un droit de conquête par les armes que le temps a consolidé; celui-là un vote d'assemblée délibérante, ou un mouvement général de révolution avec adhésion tacite de la nation; cet autre un suffrage universel recueilli et compté en forme; tandis qu'on contestera aux uns ou aux autres, suivant le cas, le droit de succession patrimoniale appliqué aux peuples, le droit de conquête ou de prescription, le pouvoir d'une assemblée délibérante restreint, la généralité du mouvement révolutionnaire, la réalité de l'adhésion tacite, la sincérité des opérations ou la liberté des votes dans le suffrage universel; et qu'en fin de cause on niera que la nation puisse jamais, en ce qui concerne sa propre organisation, enchaîner sa volonté souveraine et cesser d'être maîtresse de sa destinée. Les divergences sont bien plus grandes encore lorsqu'il s'agit de la justice ou de l'injustice des systèmes politiques et des systèmes sociaux considérés en eux-mêmes, des arrangements qu'ils consacrent et de la part qui y est faite aux divers membres de la société. idées les plus opposées ont cours, sur tous ces points, parmi les partis, considérées comme justes par les uns, comme iniques par les autres, et consacrées, suivant les hasards de la fortune, dans un pays ou dans un autre, dans un temps ou dans un autre.

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Je suppose que la raison du droit, qui existe en ces sortes de relations humaines comme en toutes les autres, s'élève au-dessus de ces opinions divergentes des partis, et vienne démontrer que véritablement le droit est pour tel système d'organisation sociale et politique, pour tel pouvoir établi toujours est-il que ceux qui attaquent ce système ou ce pouvoir agissent mus par d'autres convictions et sous l'empire des idées contraires. Dira-t-on qu'on ne s'inquiète pas, lorsqu'il s'agit de punir un voleur, un meurtrier, un incendiaire, de savoir si, par une aberration de sa raison, il ne s'est pas fait une théorie qui légitime le vol, le meurtre ou l'incendie? Mais celui-ci est en opposition avec le sentiment général et partout reçu de la justice; il cherche en vain à se tromper luimême et ne peut échapper au cri réprobateur de sa conscience.

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Celui-là, au contraire, s'abuse en des questions où, de la meilleure foi, l'esprit humain vacille lui-même et se divise de toute part. Même en se trompant, il invoque une justice dans laquelle il croit, et dans sa croyance il a l'assentiment, souvent les sympathies de plusieurs, au dedans comme au dehors. Voilà pour la légitimité.

703. Veut-on prendre le côté de l'utilité : cette organisation sociale ou politique est-elle celle qui convient le mieux à la nation et qui peut le mieux assurer sa prospérité, ou n'est-elle pas directement contraire à cette prospérité ? Ce pouvoir établi use-t-il des fonctions qui lui sont confiées dans l'intérêt de tous, ou ne cherchet-il pas à les tourner à son intérêt propre, au détriment du bien public? La direction qu'il donne aux affaires de l'Etat est-elle une bonne direction, conduisant à l'avantage commun, ou n'est-elle pas une direction funeste, conduisant à des calamités qu'il est urgent d'éviter? Ne se trouve-t-on pas dans une crise où le salus populi s'érige en loi suprême? et l'heure n'est-elle pas venue d'acheter, au prix de commotions et de déchirements momentanés, le bien-être de l'avenir? Les gouvernements, les pouvoirs établis, comme leurs adversaires, invoqueront toujours le bien public; le bien public est un manteau dont chacun se couvre dans l'arène politique, et les partis et la population seront divisés bien plus ardemment sur ces questions que sur les précédentes.

704. Ce n'est pas à dire que les délits politiques n'aient en euxmêmes aucune criminalité, ou, en d'autres termes, qu'aux yeux de la science ils n'existent pas comme délits. Le relâchement des caractères publics, les fluctuations multiples par lesquelles ont ondoyé, de nos jours, les Etats et nous avec eux, l'habitude de voir si souvent les mêmes hommes passer de la condamnation au pouvoir et du pouvoir à la condamnation, ne disposent que trop à tirer des faits une telle conclusion. Nous sentons vivement la criminalité du délit qui attaque l'homme privé, parce que chacun dans un tel délit se voit déjà menacé lui-même. Nous sommes pleins de faiblesse à l'égard du délit qui s'en prend à l'Etat, parce que le mâle sentiment du lien qui attache l'individu au tout dont il fait partie demande une pensée plus haute, avec une âme moins vulgaire.

Si l'ordre social ou politiqne attaqué a pour lui le droit, dans son origine, dans son existence, dans ses conditions, la criminalité du délit qui y porte atteinte aux yeux de la science rationnelle est hors de doute, que l'atteinte vienne de personnes privées, ou de quelqu'un des pouvoirs en révolte ouverte ou en hostilité sourde contre les propres lois de son existence.

Même lorsque la légitimité de l'ordre social ou politiqne établi peut être déniée dans un point ou dans un autre, c'est quelque chose que d'avoir pour soi le fait, que d'être accepté et pratiqué par la masse de la population, surtout en des formes d'institutions à l'égard desquelles il est difficile de dire qu'il y ait rien d'absolu ; en face des déchirements, de la ruine des intérêts, et des maux in

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calculables dont les luttes politiques sont ordinairement le signal. Les institutions les plus mauvaises laissent toujours quelques voies ouvertes à leur propre réforme, aux améliorations pour l'avenir; si bien que soient fermées les issues, la pensée humaine marche, les faits apportent de toutes parts leur expérience, les yeux des populations s'ouvrent, l'opinion publique se forme vient une heure où le premier soulèvement n'est plus une révolte, mais une révolution. Ceux qui prétendent devancer cette heure, sans compter tous ceux qui la prennent à faux, le font à leurs risques et périls. Tout système politique en vigueur, tout pouvoir durant son règne est assis sur la prétention qu'il est en tout légitime, et il frappe en conséquence. La loi positive pénale existe, et la formule n'a pas même besoin d'en être changée : la même servira, souvent tour à tour, aux pouvoirs qui se seront détruits et remplacés l'un par l'autre. Ainsi, soit en raison abstraite et aux yeux de la justice absolue, soit en hypothèse de fait et en droit positif, la criminalité du délit politique est établie. Mais toujours, il faut le reconnaître, même en nous supposant dans la voie de la raison abstraite et de la justice absolue, ce sont des idées qui s'agitent et qui sont en lutte les unes contre les autres dans ces délits.

705. Les moyens par lesquels procède le délit politique sont souvent pleins d'immoralité en eux-mêmes : la fraude ou la trahison, l'injure, ou l'insulte, ou la calomnie, la violence grossière de parole, d'excitation ou de fait. Mais quelquefois aussi l'esprit rieur, le talent ingénieux, le don poétique et littéraire; ou le moyen enfin qui s'allie le mieux à la dignité et au courage, la force ouverte et déclarée.

706. Si l'on regarde à la personnalité de l'agent, aux sentiments ou aux passions qui le poussent, à l'état moral que dénote en lui le délit politique, plus d'une fois on y trouvera des mobiles puisés à des sources impures, un état moral frappé de perversité : la soif du pouvoir, l'ambition vaniteuse, les amours-propres froissés, les haines ou les rancunes personnelles, la bassesse flatteuse allant même au delà de ce que veulent les puissants, l'envie de tout ce qui paraît au-dessus de nous, l'impatience d'une humble destinée, l'aversion du travail, l'impasse de situations perdues, le désir de profiter d'un bouleversement général pour s'y tailler une meilleure fortune. Mais quelquefois aussi la fidélité dévouée aux personnes ou aux principes, surtout quand le malheur les a frappés; des illusions ou des entrainements généreux, des indignations vertueuses, un esprit de sacrifice à ses convictions. Même quand il y a perversité de l'agent, cette perversité est d'une nature particulière, distincte de celle qui se montre dans les délits non politiques, surtout dans les délits contre les particuliers.

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707. Il reste donc démontré par tout ce qui précède que, soit quant à la mesure de la culpabilité, soit principalement quant au caractère de cette culpabilité, les délits politiques se séparent

d'une manière bien tranchée des délits non politiques : d'où il suit qu'ils doivent en être séparés quant à la pénalité. Comment, en effet, l'instrument de répression serait-il le même quant à l'affliction, puisque la culpabilité monte ou descend ici sur une tout autre échelle? comment serait-il le même quant à la correction, puisque les passions ou les vices qu'il s'agit de corriger ou d'amortir sont si différents?

Les peines applicables aux délits politiques seront donc autres que les peines ordinaires, dans leur mesure et dans leur qualité ; et plus on les prendra à des degrés élevés, plus la séparation deviendra sensible, parce qu'en s'élevant les différences croissent en importance. Quelle que soit la justice avec laquelle l'idée de culpabilité et de châtiment mérité puisse y être mêlée, la peine du délit politique aura toujours en son principe quelque chose des mesures qu'on applique à un ennemi : le législateur pénal en l'organisant ne doit pas perdre de vue ce caractère. A part de grossiers et aveugles emportements, le public ne s'y trompe pas jamais il ne confondra le condamné politique avec les condamnés ordinaires. Condamné politique est un titre dont cherchent frauduleusement à se décorer les malfaiteurs lorsqu'ils veulent donner le change sur leur compte.

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708. Qu'arrivera-t-il si, au mépris des vérités que nous venons 'exposer, le législateur dans sa foi pénale, ou si le pouvoir dans ses mesures d'application ne fait pas cette séparation; si, croyant y mettre une rigueur plus exemplaire, il unit dans une même nature de peines les coupables de délits politiques aux coupables de tous autres délits? En agissant ainsi, il aide lui-même à la fraude des malfaiteurs; outre que par une semblable assimilation il froisse le sentiment universel de justice, appelle sur le condamné politique qui la subit l'intérêt, et lui prépare peut-être pour l'avenir des ovations; il produit un effet bien plus préjudiciable encore à la société pour abaisser le condamné politique, il rehausse les criminels ordinaires ; la flétrissure qu'il prétend ajouter à la peine de l'un, il l'ôte à la peine des autres; et contre ces criminels, au péril des intérêts de toute personne et de tous les instants, il énerve en ses propres mains la pénalité. Si nous pouvions comparer les choses divines aux choses terrestres, ou du moins prendre en ces choses divines ce que les passions humaines y ont mêlé du leur, l'histoire du Christ entre les deux larrons serait au bout de notre plume; le supplice du Christ a glorifié le Calvaire et tué l'ignominie de la croix.

709. Séparés des autres délits quant à la pénalité, les délits politiques le sont aussi quelquefois, quoique moins nécessairement, quant aux juridictions et quant à la procédure : ici, dans un but de plus grande rigueur, pour les frapper plus sûrement, plus expéditiTement ou d'une manière plus imposante, comme lorsqu'on y emploie les conseils de guerre, des cours spéciales, des assemblées

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