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69. Les textes par lesquels les papes ont commencé à réprouver, quoique vainement, les épreuves et le duel, remontent au sixième, au neuvième siècle; dès la fin du douzième et dès les premières années du treizième, cette réprobation canonique, réitérée à différentes fois, parce qu'elle restait généralement inefficace, était constante et avérée de tous (1).

70. L'enquête ou audition de témoins faite séparément et rédigée par écrit, qui devint la procédure usitée à cause de la suppression des épreuves et des gages de bataille, comme le dit le passage que nous venons de citer de l'ancienne coutume de Normandie, est un procédé lettré, par conséquent clérical, à l'époque où clerc et lettré étaient synonymes. C'est également à la fin du douzième et aux premières années du treizième siècle qu'appartiennent les textes canoniques d'où l'on conclut que les dépositions des témoins étaient rédigées par écrit (et de singulis circumstantiis prudenter inquirens... cuncta plene conscribas), closes (cum attestationes ipsæ sint clausa), puis, à un moment donné de la procédure, lues publiquement aux parties et à l'auditoire (solemniter publicatœ) (2); encore la rédaction de ces textes nous montre-t-elle qu'il s'agit là d'une forme parfaitement établie dans la pratique ecclésiastique, et non pas nouvellement introduite.

71. La dénonciation substituée à l'accusation, l'information secrète préalable, et enfin les poursuites d'office par le juge, trois points qui diffèrent du précédent, quoique venant s'y relier, dont l'un conduit à l'autre, et qui à eux tous constituent la procédure d'inquisition dans son ensemble, doivent aussi leur origine aux usages des juridictions ecclésiastiques. L'époque à laquelle on en trouve le règlement formel dans les lois canoniques est toujours la même la fin du douzième siècle et le commencement du trei

ce que saincte Église a osté ces choses, nous usons souvent de l'enqueste. ▾ (Coutume de Normandie, ch. LXXVI, de suyte de femmes, dans le Coutumier général de RICHEBOURG).

(1) En nous en tenant aux textes du Corpus juris canonici, nous en trouvons des papes saint Grégoire, mort en 604, et Etienne V, mort en 891 (décret de Gratien, deuxième partie, cause 2, question 5, ch. 7 et 20); puis des papes Célestin III, an 1195, Innocent III, an 1212, et Honorius III, an 1225 (Décrétales, livre v, tit. 35, De purgatione vulgari). Voir aussi la prohibition des tournois par le concile de Latran, an 1179; et les constitutions d'Àlexandre III, an 1172, et de Célestin III, an 1195, contre les ecclésiastiques qui offriraient ou accepteraient un duel judiciaire, même par champion, Secundum pravam terræ consuetudinem. » (Décrétales, livre v, tit. 13, De torneamentis; et livre XIV, De clericis pugnantibus in duello). De pareils combats sont de vrais homicides: Tales pugiles homicidæ veri existunt, dit cette dernière constitution pontificale du douzième siècle.

(2) Décrétales, livre I, tit. 20, De testibus et attestationibus, ch. 25, Urbain III, an 1186; chap. 35 et 37, Innocent III, ans 1208 et 1210, d'où sont tirées les expressions par nous citées; chap. 31, Innocent III, an 1208, qui est précisément la constitution à laquelle renvoient les Etablissements; et plusieurs autres du même pape.

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zième, avec des indices d'une origine encore plus reculée. Organisées dans les Décrétales par les constitutions d'Innocent III, de 1212, 1213 et 1216, tant comme inquisition particulière contre des faits précis que comme inquisition générale et indéterminée contre tout un diocèse, toute une localité (1), ces pratiques étaient en vigueur dans l'Église, comme mode exceptionnel de procédure, avant même les règlements d'Innocent III (2). Une constitution du pape Lucius III, de 1181, en contient le germe contre les hérétiques (2). Les dispositions de cette constitution étaient déjà nominativement dirigées contre les Catharins, Paterins, ou Pauvres de Lyon, désignés plus tard sous le titre de Vaudois ou Albigeois. L'application en fut faite d'une manière spéciale et énergique à ces sectaires, dès les années 1203 et 1204, dans une mission confiée à deux légats par le pape lui-même, Innocent III, pour l'extirpation de cette hérésie. La résistance du Languedoc amena ces croisades fanatiques d'une nouvelle espèce prêchées et formées dans toute la France, ces luttes acharnées, ces massacres de populations au nom du Christ (1208, 1209 et suiv.), événements d'où sortirent, au bout de quelque temps, deux résultats considérables dans l'histoire pour la France, l'adjonction à la couronne du comté de Toulouse et du pays albigeois (traité de 1226, traité de Meaux de 1229; réunion de toute la province du Languedoc, consommée en 1271); et pour la chrétienté, la constitution par l'Église d'un tribunal spécial d'inquisition, érigé en institution permanente contre les crimes d'hérésie ou autres semblables, et installé par la suite des années dans ceux des Etats chrétiens qui souffrirent une pareille institution.

72. Ainsi, c'est dans la Gaule Narbonnaise, au milieu d'événements auxquels la France a pris une part active, que la procédure inquisitoriale ecclésiastique a été pratiquée sur une large échelle dès les deux premières années du treizième siècle, et que le tribunal spécial d'inquisition contre l'hérésie a eu son origine. La France, cependant, où le peuple et tous les pouvoirs ont toujours été jaloux de conserver intacte la puissance temporelle du royaume, ne pouvait pas être soumise à ce tribunal; toutes les tentatives faites dans ce but ont échoué. Les provinces méridionales ellesmêmes, où il avait été installé durant la lutte, se sont soulevées contre lui et ont fini par en être délivrées. Avignon et le Comtat

(1) Décrétales, livre v, tit. 1, De accusationibus, inquisitionibus et denunciationibus, chap. 16 et suiv., ch. 25.

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(2) Décrétales, livre v, tit. 7, De hæreticis, chap. 9. Il y est enjoint à chaque archevêque ou évêque de parcourir son diocèse deux fois ou au moins une fois chaque année, par lui-même ou par son vicaire, ou par d'autres personnes compétentes et honnêtes, lorsque la renommée y signale des hérétiques, et d'informer pour reconnaître les coupables, qui doivent être punis des peines ecclésiastiques et livrés au bras séculier pour l'application des peines laïques.

Venaissin, devenus possession du saint-siége, l'avaient seuls conservé.

73. Mais si le tribunal spécial d'inquisition n'a pu s'établir en France, il n'en a pas été de même des formes de procédure inquisitoriale, dont le système avait été réglé par les constitutions d'Innocent III, et qui étaient pratiquées par les juridictions ecclésiastiques ordinaires. Nous aurons à voir comment ces formes ont passé, en se développant, des juridictions ecclésiastiques aux juridictions séculières.

Elles n'étaient introduites, du reste, dans l'origine, par le droit canonique, nous l'avons déjà dit (no 57), que comme une procédure extraordinaire, pour des cas exceptionnels, avec ce tempérament qu'elles ne devaient pas entraîner toute la sévérité de la peine contre celui qui n'avait été condamné que par suite d'une telle procédure.

§ 3. Droit barbare.

74. A côté des deux sources qui viennent d'être indiquées, le droit romain et le droit canonique, il en faut placer une troisième, la législation des Barbares, ou, pour mieux dire, des anciens Germains.

75. De même que l'invasion barbare a apporté sur le monde romain une population nouvelle, rudement vigoureuse et originale, dont l'installation et le mélange avec les vaincus ont produit les nations modernes de l'Europe, de même cette invasion a apporté dans la législation un élément grossier, mais tout nouveau et fortement caractérisé, qui s'est allié graduellement avec le droit romain et le droit canonique, et qui a fini par produire le nouveau droit européen.

II y a eu toutefois, entre ces trois sources, cette différence majeure de composition et de destinée : 1° que le droit barbare, divisé en diverses lois, empreintes sans doute d'un esprit commun, mais séparées dans leur existence et dans leurs détails, ne s'est jamais présenté avec ce caractère d'unité compacte et puissante que le droit romain et le droit canonique offrent tous les deux; 2° qu'il a fourni, dans la vie législative des nations modernes de l'Europe, l'élément destiné à être travaillé, absorbé et décidément transformé, tandis que le droit romain et le droit canonique se sont pendant longtemps de plus en plus dégagés et élevés.

76. L'époque que l'on peut signaler dans notre histoire comme celle de la législation barbare s'étend depuis le cinquième siècle jusqu'au dixième. Elle comprend les diverses lois des Francs Saliens, des Bourguignons, des Francs Ripuaires, des Allemands, des Bavarois, des Lombards, des Visigoths, des Thuringiens, des Frisons, des Saxons et des Anglo-Saxons, ainsi que les Capitulaires de nos rois de la première et de la seconde race. Nous n'y trouvons pas l'élément barbare dans toute sa pureté. Au contraire, plus on

avance, plus on voit cet élément modifié par l'influence du droit romain, législation conservée aux vaincus et au clergé, et par celle des institutions canoniques; plus on voit sa transformation qui se prépare (1).

77. C'est dans le texte même de ces lois barbares et de ces capitulaires qu'il faut étudier tout ce qui concerne : la guerre de famille (faida), héritage de vengeance qui se transmet par succession avec la terre et la cuirasse; les compositions ou le rachat de la vengeance qui en dérivent, décomposées en deux parts, l'une pour la famille offensée (weregeldum, de Wehr, défense, et Geld, argent monnayé), et l'autre pour le fisc (fredum, de Friede, paix); les peines, atroces dès qu'elles apparaissent, comprenant toutes sortes de supplices de mort, de mutilations, d'aveuglement, de talion, d'esclavage, de décalvation, de mise hors la loi, de confiscation, mêlées souvent à des pénitences canoniques, et quelquefois à des dispositions ridicules (2);-le système des juridictions par convocations temporaires et périodiques (mallum, placitum), avec le concours de certains d'entre le peuple, sous la présidence d'un officier civil et militaire, délégué du roi ou du princeps; — la procédure publique, par accusation, mais avec l'obligation, sur un simple soupçon, de se purger, avec l'emploi des conjuratores, des ordalies et quelquefois de la torture; en un mot, tous les éléments que la législation barbare a apportés dans la pénalité, dans les juridictions et dans la procédure pénales.

78. Toutes ces lois ne sont pas identiques dans leurs dispositions; mais elles ont un même caractère général. On y voit la guerre de famille plus ou moins en vigueur, ou déjà plus ou moins restreinte par les efforts de l'Église ou du prince; les compositions, quoique avec des détails et des chiffres différents, se trouvent partout; la coopération du peuple aux jugements, déjà dans plusieurs lois, n'apparaît plus d'une manière claire il faut la rechercher dans des documents antérieurs ou différents; le nombre des conjuratores et le genre des épreuves varient d'une nation à l'autre, mais dans toutes ces deux institutions existent; enfin l'intervention

:

(1) Il existe divers recueils des lois barbares. Nous nous contenterons de signaler ceux de CANCIANI, Barbarorum leges antiquæ. Venet., 1781-1792, 5 vol. WALTER, Corpus juris germanici antiqui. Berlin, 1824, 3 vol. grand in-8°. En y joignant la remarquable édition de la Loi saliqué, ou Recueil contenant les anciennes rédactions de cette loi et le texte connu sous le nom de Lex emendata, avec des notes et des dissertations, par M. PARDESSUS. Paris, 1843, in-4o.

-

Quant aux Capitulaires, on peut en voir l'édition donnée par P. de CHINIAC, d'après BALUZE, Paris, 1677, 2 vol. in-fol. ; et celle de Walter, dans la collec

tion citée ci-dessus.

(2) Comme dans la loi des Bourguignons : pour le vol d'un épervier, se faire manger par cet épervier six onces de chair posées sur le sein. (super testones); pour le vol d'un chien de chasse, baiser ce chien, devant tout le peuple, sous la queue. (Additamentum 1, tit. 11 et 10).

et

.

de l'Église s'y manifeste dans plusieurs points, soit en certaines
épreuves que les textes nous montrent accomplies avec le concours
et les prières du prêtre, soit dans les trêves imposées aux guerres
privées, soit dans les asiles, soit dans quelques premiers indices
de juridiction ecclésiastique.

79. Toutes ces lois barbares ayant un caractère commun s'étu-
dient et se comprennent mieux l'une par l'autre ; toutefois, celles
qui doivent le plus attirer notre attention à nous sont les trois
lois des Francs Saliens, des Bourguignons et des Francs Ripuaires,
comme plus intimement liées à nos origines nationales; la loi des
Anglo-Saxons, pour l'organisation des juridictions, et celle des
Visigoths, pour la participation que le clergé a prise à sa rédaction
et pour son influence dans la partie méridionale de notre territoire.
80. Les Capitulaires, dont la majeure partie appartient à Char-
lemagne, traitent le plus souvent de matières ecclésiastiques ou
des intérêts politiques du moment cependant la pénalité y est
mêlée partout.

81. A la suite des capitulaires se trouvent réunies par les édi-

teurs diverses collections de formules contemporaines, dont plu-

sieurs offrent un grand intérêt pour l'histoire du droit pénal à cette

époque; on y voit, mises en action, diverses pratiques de ce droit,

dans des chartes ou modèles relatifs à des cas de composition, de

purgation par conjuratores ou par la croix, d'accusation, de cita-

tion, de jugement; on y reconnaît des traces visibles de la manière

dont les juridictions étaient composées, de l'importance attachée à

l'aveu de l'accusé, de l'intervention des prêtres pour faire compo-

ser les parties ou pour accomplir le rituel des ordalies (1).

Formules de Lindenbrog: nos 81, 82, 117 à 126 et 160.

Formules des exorcismes et excommunications, sorte de rituel ecclésiastique

pour les diverses ordalies et pour quelques autres cas.

-(2) L'engagement de foi et loyauté était réciproque dans le contrat de fief:

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