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successions, aux aliénations, aux causes de déchéance, en un mot à tous les rapports du seigneur au vassal, se formèrent graduellement, par la pratique, en une sorte de droit à part. Vers le milieu du douzième siècle, ces matières furent comprises dans le grand mouvement d'excitation qui se produisit en Italie et de là dans les autres pays pour les études juridiques. Tandis que les uns portaient leurs travaux sur le droit romain, et d'autres sur le droit canonique, plusieurs les portèrent sur le droit féodal. Pour ce dernier droit, de même que pour le premier et pour le second, un texte parut, livré bientôt à l'enseignement des universités et aux gloses des commentateurs. Ce fut une compilation méthodique de peu d'étendue, offrant le résumé de la jurisprudence féodale en Lombardie. Cette compilation suivit de très-près (1158 à 1168) celle que Gratien avait donnée pour le droit canon; quelques constitutions des empereurs d'Allemagne vinrent s'y joindre, et elle fut insérée, dans le treizième siècle, sous le titre de Consuetudines feudorum, à la suite du Corps de droit romain, où on la trouve encore avec les additions et les modifications qu'elle a reçues depuis. De telle sorte que, sur ce premier élément, le droit romain, venaient se modeler et se grouper ces deux autres, le droit canonique, le droit féodal, triple scurce du nouveau droit européen : tandis que le droit barbare s'effaçait comme un germe transitoire destiné à disparaître en se transformant.

99: Mais ce livre sur les coutumes des fiefs, consacré spécialement au contrat et à ses effets, ne suffit pas pour donner une idée de l'influence exercée par le régime féodal sur tout l'ensemble de la législation, et en particulier sur le droit pénal. Il faut donc compléter ce monument par d'autres monuments de la même époque. Deux conquêtes mémorables, celle de l'Angleterre par Guillaume le Bâtard avec ses Normands (1066), et celle de Jérusalem' par Godefroi de Bouillon avec les croisés (1099), nous fournissent ces monuments. L'une nous offre les lois de Guillaume le Conquérant, les Leis et les Custumes, rédigées en français-normand, avec une traduction latine, et suivies de quelques autres chartes (1066 à 1087); l'autre nous donne les Assises de Jérusalem, tant celles de la haute Cour que celles de la Cour des bourgeois, rédigées aussi en français du temps (1). Dans ces textes, qui sont comme les codes de chacune de ces conquêtes, nous croyons pouvoir signaler les deux vestiges les plus précieux à joindre aux Consuetudines feudorum, pour l'étude du droit en usage dans la société féodale. En effet, chacun des deux conquérants, avec l'armée de chevaliers, de seigneurs et de vassaux qui les ont suivis, a

(1) Les lois de Guillaume le Conquérant se trouvent dans les recueils des lois barbares de Canciani (t. IV, p. 349), de Walter; et il faut voir les Assises de Jérusalem, tant celles de la haute Cour que celles de la Cour des bourgeois, dans la belle et savante édition qu'en a donnée M. Beugnot en 1842, 2 v. in-fol.

importé tout formé dans le pays conquis le régime féodal et ses coutumes, que les nécessités attachées à l'improvisation d'un royaume subitement créé ont fait rédiger par écrit. Toutefois, il y a eu entre le régime féodal ainsi installé en Anglelerre ou dans la terre sainte et celui en vigueur sur le continent européen cette différence capitale : que, dans l'un et dans l'autre de ces nouveaux royaumes, la suprématie du chef conquérant a été généralement reconnue, et que les textes législatifs que nous venons de citer nous montrent en saillie, dès cette époque, l'autorité royale, tandis que cette autorité était alors morcelée et presque annihilée sur le continent (1).

100. Enfin nous rattachons encore à l'étude du droit féodal les chartes, établissements, ou vieilles coutumes, les sommaires d'anciennes Assises ou décisions judiciaires qui appartiennent au dixième, au onzième, au douzième et au treizième siècle, tels que ceux de Normandie, dont il existe plusieurs textes (2), de Picardie, de Bourgogne, de Barcelone; et même ces documents remarquables qui ont surgi en France dans la dernière moitié du treizième siècle, à partir du règne de saint Louis le Conseil de Pierre de Fontaines (vers 1253), les Etablissements de saint Lorys (1270), et les Coustumes et usages de Biauvoizins par Philippe de Beaumanoir (1283) (3). Bien que dans ces derniers documents on aperçoive déjà l'introduction plus marquée du droit romain et un commencement de progrès sensible pour l'autorité royale, cependant ce ne sont là que les premières atteintes portées à l'organisation et à la société féodales; mais cette société existe encore, et

(1) Ainsi nous voyons Guillaume le Conquérant se faire prêter à lui-même, à Salisbury, en 1085; le serment de fidélité, non-seulement par les seigneurs ses vassaux, mais encore par ses arrière-vassaux, de manière à tout rattacher à lui. De même dans les Assises de Jérusalem tout nous montre que le roi est chief seignor dou païs, comme le dit formellement l'Abrégé du Livre des Assises de la Cour des bourgeois, première partie, ch. 2, 3 et 7. (Voir notre Histoire du droit constitutionnel en Europe, constitutions du moyen âge, p. 372.)

(2) Le Coutumier général de RICHEBOURG con ient quelques-unes de ces anciennes coutumes, telles que celles d'Orchies, de Normandie, de Toulouse, de Bragerac. M. Marnier a donné, en 1839, une édition des établissements et coutumes, assises et arrêts de l'Échiquier de Normandie (1207 à 1245), 1 vol. in-8°; et, en 1840, une édition de l'Ancien Coutumier inédit de Picardie (1300 à 1323), 1 vol. in-8°. Enfin, M. Ch. Giraud a publié, en 1846, dans son Essai sur l'Histoire du Droit français au moyen âge, t. II, une collection intéressante de plusieurs anciennes coutumes ou statuts locaux qui se réfèrent aux quatre siècles de l'ère féodale.

(3) M. Beugnot a donné, en 1842, une excellente édition des Coutumes de Beauvoisis (2 vol. in-8o); M. Marnier en a fait autant, en 1846, pour le Conseil de Pierre de Fontaines (1 vol. in-8°); en attendant que le même service soit rendu à la science pour les Etablissements de saint Louis, on peut lire ces Etablissements à la suite de l'Histoire de saint Louis par Joinville, édition de Du Cange.

c'est encore le tableau de ces usages que nous rencontrons dans ces écrits (1).

Influence du droit féodal sur la pénalité, sur les juridictions et sur la procédure pénale.

101. Le principal effet du régime féodal en matière de pénalité a été de transformer le droit de vengeance privée ou publique en un droit de vengeance du seigneur. C'est le seigneur justicier qui est offensé par le crime: peu importe de composer, de se pacifier avec les parents ou les amis de la victime, c'est de ce seigneur qu'il faut avoir trêve ou paix; et lorsqu'il vous l'a donnée, tous, sur son territoire, doivent la respecter (2). Témoin cette paix le duc, dont parlent les vieilles coutumes de Normandie, que le

(1) Les parties en relation plus spéciale avec le droit pénal, dans les monuments du droit féodal indiqués ci-dessus, sont les suivantes :

1. Dans les Consuetudines feudorum: le livre I, tit. 27 et 53, et le livre v, tit. 10, sur la paix à garder et sur ceux qui la violent. Plus le livre 1, tit. 17 et 21; le livre I, tit. 23, 31, 37 et 98, sur la perte de fiefs.

2. Dans les Leis et les Custumes de Guillaume le Conquérant; sur cinquante paragraphes dont se compose ce monument, il y en a vingt-trois, principalement les premiers, qui ont trait au droit pénal. Il faut y joindre plusieurs dispositions des chartes suivantes, du même prince, et surtout de celle de son fils et successeur, Henri Jer.

3. Dans les Assises de Jérusalem: Haute Cour: Jean d'Ibelin, tout le second livre ; Geoffroi le Tort, principalement les §§ 22, 25 à 27; Jacques d'Ibelin, les §§ 15, 16, 19, 22 et 23; Philippe de Navarre, les §§ 12 à 16, et 60 ; - La clef des assises de la haute Cour, les §§ 105, 106, 109 à 121, 127 à 140, 264.

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Cour des Bourgeois : Le livre des Assises, chap. 4, 7, 134, 135, 149, 244 à 259, 262, 277, 299 à 303; -l'Abrégé du livre des Assises, 1re partie, §§ 2, 3,7 et 8; 2e partie, §§,20 à 22, 25, 26, 38 à 40.

4. Dans les vieux Etablissements, Coutumes et Arrêts de Normandie, un certain nombre de paragraphes fort intéressants, mais qui offrent trop peu de suite pour que nous les indiquions ici.

Quant aux monuments postérieurs, qui se réfèrent à l'époque où la féodalité est déjà attaquée, et qui néanmoins en portent encore la trace :

Le Conseil de PIERRE DE FONTAINES, où se trouve mêlé un emploi fréquent du droit romain, contient peu de chose sur le droit pénal.

Les Etablissements de saint Lovys, où les textes du droit canonique, et notamment les décrétales, sont cités très-souvent, offrent, au contraire, dans le livre i et dans le livre II, plus de soixante chapitres sur des matières liées à ce droit.

Enfin, dans les Coustumes et Usages de Biauvoizins, par Philippe de BEAUMANOIR, il faut lire les chapitres 1, 10, 11, 30, paroles des meffès; 31 à 33, 34, parole des prueves; 40, parole des enquesteurs; 52, 58, parole de haute justice et de basse; 59 et 60, guerres et trêves; 61 à 67, batailles et jugements; et 69, cas d'aventure.

(2) «Se li homicides puet aquerre la, pès as amis à cels que il a ocis, ce ne vaut rienz se il n'a la pès le duc.» (Etablissements de Normandie, édition Marnier, p. 27, des Fuitis). Philippe de Beaumanoir intitule son chapitre xxx, où il traite des délits : « De pluriex meffés et quele venjance doit estre prise de chascun meffet; et il déclare écrire ce chapitre pour que le commun peuple sache comment il doit être puni s'il méfait, et que li segneur sacent quele venjance il doivent penre de çascun meffet. ·

délinquant, s'il l'a obtenue, doit porter un an et un jour pendue à son cou publiquement, ou autour de lui secrètement s'il est de noble lignage. Néanmoins, dans les cas les plus graves, le duc ne doit jamais accorder sa paix ni en prendre deniers, et dans d'autres il ne le peut que si la réconciliation privée a eu lieu (1). Le principe des compositions s'en est allé; mais on sent qu'il en reste encore les derniers souvenirs. Les guerres privées sont encore en usage, et elles servent d'excuse aux actes de violence entre gentilshommes: mais elles sont interdites entre gens de poote et bourgeois.

Une multitude de crimes et de délits sont prévus dans les textes de l'époque féodale: murdres et homicides, rapt ou forcement de femmes, arson de maisons, bature de bourgeois, qui sont les cas les plus fréquents pour les chevaliers, mescréance, sorcerie (sorcellerie), fausse monnoie, larrecins ou roberies, injures ou vilonies, et tant d'autres encore (2). De même pour les peines : pendaison et autres manières de supplice capital, amputation de mains ou de quelque partie du corps, fustigation, cheveux rasés, maison renversée ou brûlée, forbannissement, voyages en terre sainte, ou à Rome, ou à Saint-Jacques en Galisse ou à d'autres destinations pieuses, pénitences canoniques, eau de détresse et pain de douleur, amendes et afflictions de diverse nature. Mais la féodalité, en ce qui touche le contrat de fief, a une sorte de crime et une sorte de peine qui lui sont propres, c'est-à-dire qui dérivent du principe même de ce contrat, savoir : le crime de félonie ou traïson, et la peine de commise ou déchéance au profit du sire du fief. A ce crime de trahison se ramènent contre le vassal la plupart des autres, et la commise marche toujours à la suite. Quoique cette commise (au profit du sire du fief) diffère de la confiscation proprement dite (au profit du sire justicier), cependant elle a réagi sur elle; c'est à l'influence du régime féodal qu'il faut attribuer la large extension de cette dernière peine en Europe; c'est là que les coutumes postérieures ont puisé cette maxime presque générale : « : « Qui confisque le corps, il confisque les biens (3); » et c'est de là qu'en Angleterre, où le roi était reconnu sans conteste seigneur fieffeux et justicier de tous, et où les traces et le langage de la féodalité se maintiennent si longtemps, est venue l'expression de félonies usitée encore aujourd'hui pour désigner tout délit emportant, en principe, peine capitale et confiscation.

(1) Établissements de Normandie, page citée à la note précédente.

(2) Philippe de BEAUMANOIR, chap. LIX, Paroles des guerres, § 5 : Les gens de poote et bourgeois, « il doivent estre justicié selonc le meffet, ne ne se poent aidier de droit de guerre.

(3) Ce n'était que par exception et privilége que plusieurs coutumes, telles que celles du Boullenois, du Maine, d'Anjou, de Touraine, de Saint-Sever, de Bayonne, de la Marche, portaient que confiscation n'avait pas lieu dans le pays, fors en crime de lèse-majesté au premier chef, ou autre restriction semblable.

102. L'influence de la féodalité en ce qui concerne les juridictions pénales a été plus marquée encore. C'est dans la transformation de ces juridictions, sans aucun doute, que se trouve, en fait de droit pénal, l'effet capital de la féodalité, son effet le plus empreint d'originalité. La juridiction devenue féodale, annexe du fief, quant aux relations du seigneur à ses vassaux; et patrimoniale, droit héréditaire du seigneur justicier, quant aux autres cas; divisée, suivant l'étendue de ses pouvoirs, d'abord en haute et basse justice, avec addition postérieure d'un troisième terme, la moyenne justice (1) telle est l'œuvre particulière du régime fèodal. Quant aux assises, à la semonce et au concours des hommes du fief, concours d'où dérive le principe, développé par l'inégalité des classes, que « chascuns doit estre jugiez par ses pers,» nous n'y voyons que l'organisation barbare, féodalement transformée (2). Parmi les monuments féodaux signalés par nous, ceux qui se rapportent aux deux royaumes d'Angleterre et de Jérusalem ne présentent pas le morcellement seigneurial de la justice, et cela par les raisons que nous avons indiquées. Ce n'est pas la paix du seigneur, c'est la paix du Roi qui est troublée par le crime, et les officiers qui président à la justice sont des délégués de l'autorité royale. Mais on y voit bien clairement les assises, la convocation des hommes sages, jurés, ou hommes du pays, pour former la décision, et le principe du jugement par ses pairs, qui est, dès cette époque, formellement et solidement assis en Angleterre (3). Au contraire, sur notre con

(1) Dans Philippe de Beaumanoir, il n'est encore question que de la haute et de la basse justice (chap. x, § 2, et chap. LVIII, Parole de haute justice et de basse). Le plus ancien monument où il soit fait mention de la moyenne est une charte de Philippe de Valois, de février 1331 (rapportée par Brussel, De l'usage des fiefs, p. 299 et suiv.)

(2) Les assises, portent les Établissements de Normandie, sont tenues par les chevaliers et par les léaux (loyaux) homes; chascuns doit estre jugiez par ses pers; li baron et li chevalier qui sevent (savent) les établissemenz de la loi, et qui criement (craignent) Dieu pueent bien jugier li uns l'autre, mès il ne loist pas à vilain ne à aucun del pueple à jugier chevalier ou clerc.» (Édition Marnier, p 22).

(3) Ainsi, la grande Charte d'Angleterre du 19 juin 1215, consentie par Jean Sans-terre, ratifiée, à maintes reprises par ses successeurs, trois fois par Henri III, onze fois par Édouard Ier, et ainsi des autres, qui devait être lue deux fois l'an dans les cathédrales, avec excommunication et malédictions contre les infracteurs (statut 25 d'Édouard Ier), et qui forme la base vénérée de la constitution britannique, contient les dispositions suivantes :

Art. 22. .... Nous enverrons une fois tous les ans dans chaque comté des juges qui, avec les chevaliers des mêmes comtés, tiendront leurs assises dans la province même... »

Art. 48. Nul homme libre ne sera arrêté, emprisonné, dépossédé, privé de ses franchises, mis hors la loi, exilé ou lésé d'une manière quelconque; nous ne courrons sus et n'enverrons personne contre : si ce n'est par le jugement légal de ses pairs et par la loi du pays. »

L'article 26 détermine le nombre de douze pour les jurés. (Voir mon Histoire du droit constitutionnel en Europe, constitutions du moyen âge, p. 375,

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