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nous voyons déjà dans des documents antérieurs dans les Etablissements de saint Louis pour son domaine, et dans les Coutumes de Beaumanoir (1). Cette procédure par inquisition, encore si timidement, si exceptionnellement employée à l'époque où se réfèrent les documents que nous venons de citer, se fortifie, se généralise dans la suite des ordonnances postérieures, et finit par être la seule procédure suivie en matière criminelle : et cependant la flétrissure de son origine, c'est-à-dire le titre de procédure à l'extraordinaire, lui reste toujours.

128. On attribue communément à la procédure inquisitoriale l'introduction en Europe, et en France pour ce qui nous touche, de l'emploi de la torture comme moyen d'instruction. La proposition ainsi formulée serait inexacte et puisée à un esprit de système que démentent les documents. C'est sous le régime accusatoire que la torture a été inventée et employée aux temps anciens; elle a été maintenue et usitée sous le même régime chez les peuples modernes. Nous la trouvons à l'époque barbare, qui ne connaît que la procédure accusatoire notamment dans le nord de la France, appliquée, par les lois des Francs-Saliens et des Bourguignons, contre les esclaves, les colons et les étrangers, et dans le midi, par la loi des Visigoths, contre toute personne, sans distinction (2). Nous la retrouvons à l'époque féodale, dont la procédure

puet estre de tous amez, mes on puet otroier au Juge que il en apregne de s'office, et s'en puet mettre sus le Juge, quar il selonc Dieu et sus l'ame en enquiere, et face enquerre par ses loiaux Jurés, et iceste chose puet estre faite quand nulz n'est ensuiz (poursuivi par un accusateur); et quand li Juges en aura apris par ceux qui li aura envoiez, li Juges puet lors demander à celi se il veut oir droit selonc ce que il a apris. Et soiez bien certains que il ne te puet condampner à mort, mez il vous porroit bien banir, et que l'on li ait fait entendent, partant vous en devez-vous partir, et pourtant nulz ne vous en sieut (quoique nul ne vous poursuive), c'est assavoir qui se face partie en contre vous. (1) Les Établissements de saint Louis, chap. 16, comment l'en doit justicier homme qui est souspeçonneux et se il le treuve par enqueste, que il soit coupable de aucun fet où il ait paine de sanc, il ne le doit mie condamner à mort, quand nus ne l'accuse, ne quand il n'a esté pris en nul présent fet, ne en nule recognoissance. Més se il ne se voloit mettre en l'enqueste, lors puet la Justice bien fere et doit forbannir hors de son pooir, selonc ce que li semblera couspables par le fait, et comme il le trouvera par l'enqueste qu'il en aura faite de par son office. »

Dispositions analogues dans les coutumes du Beauvoisis, par BEAUMANOIR, ch. 40, parole des enquesteurs et des auditeurs et de examiner tesmoins, et des aprises, et des enquestes, §§ 14, 15 et suiv. Beaumanoir nomme aprise l'enqueste faite d'office par le juge: « c'est à dire que li Juges, de s'office, doit apenre (apprendre) et encerquier du fet ce qu'il en pot savoir.»

Dans les Décrétales, que le rédacteur des Etablissements de saint Louis avait sous les yeux et auxquelles il se réfère fréquemment, on voit de même que la peine contre les crimes prouvés seulement par la voie de l'inquisition doit être mitigéc. (Décrét., liv. v, tit. 1, chap. 21., pr., Innocent III, an 1213). (2) Lois des Francs-Saliens: Manuscrit de Paris, ch. 67, § 1 ct suiv. Lex emendata, ch. 42, § 1 et suiv. Loi des Bourguignons : tit. 7, § 1; tit. 39, § 1; tit 77, §§ 1 et 2, Loi des Visigoths, liv. vi, tit. 1, § 2.

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est également en forme accusatoire, dans les Assises de Jérusalem, qui ne font que rapporter les coutumes de la féodalité; et le genre de question qui s'y trouve mentionné, la question par l'eau, nous montre que la pratique de ces temps y avait mis quelque chose du sien (1). Le Code d'Alphonse le Sage, Las siete partidas (en 1250), qui organise avec grand soin le système accusatoire dans la procédure criminelle, contient tout un titre, longuement détaillé, sur la torture et sur les règles à y observer (2). En Angleterre, où la procédure inquisitoriale n'a pas été établie, l'emploi de la torture se rencontre également. Des ordonnances de saint Louis, de Louis X, de Philippe V, toutes rendues pour la restreindre ou pour en exempter certaines personnes, nous montrent qu'elle était en usage du temps de ces rois (3), temps où la procédure inquisitoire était encore dans son enfance, mal assise, et suivie exceptionnellement. Il résulte de ces documents, dont il serait facile de multiplier le nombre en recourant à d'autres législations étrangères, que la torture a été pratiquée par toute l'Europe, et particulièrement en France, bien avant l'établissement de la procédure d'inquisition, et que par conséquent ce n'est pas à cette procédure qu'il en faut attribuer l'introduction. Mais ce qu'il y a de vrai, c'est que la torture, peu en harmonie au fond avec le système accusatoire et restreinte dès lors dans d'étroites limites par la nature même de ce système, découlait comme de source des principes et du caractère du régime inquisitorial; que si ce régime ne l'avait pas trouvée existante, il l'aurait inventée; qu'il s'en est emparé comme d'une nécessité, et qu'il a donné à cette cruauté, dans les affaires criminelles, une place et une extension qu'elle n'avait jamais eues.

129. Le propre de la procédure inquisitoriale, c'est le secret : puisqu'il s'agit de se mettre à la recherche, à la découverte, sur une dénonciation, sur un bruit public, sur des soupçons, sans qu'il y ait d'adversaire patent, d'accusatenr ni même d'accusé, l'obscurité est nécessaire à une marche pareille, et le succès demande le mystère. Aussi, dès l'instant qu'il est question, dans les ordonnances ou dans les autres documents, d'enquêtes écrites, d'information préalable, de poursuites d'office, on voit textuellement que tous ces actes se font en secret. L'audience ne fut atteinte que la dernière par ce principe nouveau : l'instruction faite par voie exceptionnelle de l'inquisition était secrète; mais les plaidoi

la

(1) Assises de la Cour des bourgeois, ch. 265: ....Mais bien juge la raison que celui (l'accusé) det estre mis à gehine (à torture), et det estre abevré (abreuvé) qu'il recounneisse la vérité... La torture peut se renouveler durant trois jours: Mais ce (si) il riens ne recounneissat por destresse c'on li aie faite, par treis jors..., etc.

(2) Las siete partidas del rey don Alfonso el Sabio. Part. vir, tit. 1, De los accusaciones; et tit. xxx, De los tormentos. Voir aussi tit. 1, lɔi 26.

(3) Ordonnance de saint Louis de 1254 (art. 24); de Louis X, mai, juillet et avril 1315 (art. 19); de Philippe V, 1319 (art. 22).

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ries et le jugement restaient publics (1). Ayrault dit avoir lu l'énonciation de cette publicité dans les procès criminels faits plus de six vingts ans auparavant, c'est-à-dire vers 1492, par son bisaïeul maternel, Jean Belin, lieutenant général d'Anjou; et il invoque, en témoignage de la publicité dont on usait en France, les vestiges laissés « aux portes des églises, des châteaux, halles et places publiques, où les sièges des juges y restent encore (2). A Naples, l'alliance de la forme inquisitoriale et secrète, avec la publicité de la plaidoirie et du jugement, mais seulement sur la procédure écrite et hors de la présence de l'inculpé, s'est même conservée jusqu'à la fin du dix-huitième siècle (3). En France, le procédé inquisitorial finit par produire toutes ses conséquences; supprima toute plaidoirie et toute publicité. Déjà ce régime apparaît dans l'ordonnance de Louis XII, de 1498, et il est rigoureusement établi par celles de 1539 et de 1670.

il

130. Il ne nous reste, pour terminer cet exposé sommaire de la marche de notre procédure pénale sous l'influence des ordonnances royales, qu'à mettre en relief les trois ordonnances que nous venons de nommer. En effet, si on laisse à part les dispositions isolées, pour ne s'en tenir qu'aux règlements généraux, on trouve que notre procédure pénale a été organisée trois fois dans son ensemble par des textes législatifs durant le cours de notre ancienne monarchie, et que chaque fois cette organisation a été plus compacte, plus nettement dessinée et plus spéciale.

Elle l'a été une première fois par l'ordonnance de Louis XII, du mois de mars 1498, rendue en assemblée de notables ordonnance qui a pour but la réformation de la justice en général, et dans laquelle les articles destinés à régler la procédure pénale tiennent une large place (30 articles environ sur 162).

Elle l'a été une seconde fois dans l'ordonnance de Villiers-Cotterests, nommée l'ordonnance du chancelier Poyet, rendue en août 1539, sous François Ier, sur le fait de la justice et abréviation des procès, aussi en général, dans laquelle la procédure criminelle entre également pour une bonne part (37 articles environ sur 192).

Enfin elle l'a été dans une ordonnance spéciale, très-étendue, longuement discutée, méthodiquement divisée, et formant code pour la matière: celle de Louis XIV, du mois d'août 1670, qu'on appelle l'Ordonnance criminelle, par excellence.

131. Dans l'ordonnance de 1498, il est encore question d'assises temporaires (art. 81, 90); de conseillers et praticiens de l'auditoire qui doivent se joindre au juge, au nombre de six où quatre pour le moins, quand il y a lieu à sentence de mort, de

(1) Ordonn. de saint Louis, de décembre 1254, et de Louis X, du 1er avril 1315 (art. 9).

(2) AYRAULT, liv. II, §§ 71 et 59.

(3) Voir les détails que nous avons donnés là-dessus dans la Revue de législation de mars 1845, p. 326.

torture ou d'autre peine corporelle (art. 94 et 115); du maintien des usages observés en plusieurs lieux « où on a accoustumé de juger les criminels en assistance, par hommes jugeants » (art. 94); et enfin des parties adverses, accusateur et accusé (art. 95, 99 et suiv.) Ce sont les derniers vestiges de la juridiction par les hommes du pays, et de la procédure accusatoire.

Mais les informations et enquêtes sont faites par écrit, secrètement (art. 95 à 102); mais la géhenne, ou torture, est réglée comme mode commun d'instruction (art. 112 et 113); mais la poursuite d'office, le jugement en secret et sans plaidoirie sont législativement consacrés (1).

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Seulement cette forme de procédure est qualifiée de procédure à l'extraordinaire (art. 107 et 108); elle n'est organisée que pour les cas de crime (art. 110), et non pour les délits inférieurs, lesquels doivent être jugés sommairement, les parties ouïes, en plein auditoire (art. 106, 107 et 108); enfin, même à l'égard des crimes, elle ne domine pas exclusivement, et si, après avoir fait le procès à l'extraordinaire, « on n'a rien pu gagner» par ce mode exceptionnel, le juge peut ordonner que la forme ordinaire sera reprise « et la matière plaidoyée publiquement (2)» (art. 118 et 121). C'est encore une sorte de partage entre l'une et l'autre de ces formes.

132. L'ordonnance criminelle de 1539 est entrée plus vivement dans le système extraordinaire, et y a ajouté de nouvelles rigueurs. L'auteur de cette ordonnance, le chancelier Poyet, ne garda pas longtemps encore son pouvoir : trois ans après la promulgation de son ordonnance, il était arrêté (en 1542), déféré au parlement, jugé suivant les formes par lui-même établies, et enfin condamné (en 1545) comme coupable de prévarication (3). Cette chute du chancelier, en dégageant la critique des ménagements qu'impose toujours la puissance, a livré l'œuvre législative qui venait de lui à

(1) Art. 110, secret de toute l'instruction, « le plus diligemment et secrètement que faire se pourra, en manière que aucun n'en soit averti, pour éviter les subornations et forgements qui se pourroient faire. Art. 112, secret Art. 115,

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de la délibération sur la torture, qui sera exécutée incontinent. secret de la délibération au fond, sur peine de punition corporelle contre les revelans ou autrement. » Art. 116, secret de la prononciation de la sentence; non pas cependant d'une manière absolue, car cette prononciation sera faite en plein auditoire ou en la Chambre du Conseil, suivant les coustumes des lieux, lui (l'inculpé) étant en la charte ou prison. Après quoi le prisonnier est amené, et lui est prononcée sa sentence.

(2) Art. 118 et 121. On voit par ce dernier article que ce procès, remis à l'ordinaire, n'est pas seulement pour les conclusions civiles, mais bien pour les conclusions pénales, et qu'il peut y être prononcé peines corporelles criminelles.

(3) Condamné à 100,000 livres d'amende, à cinq ans de détention, et déclaré inhabile à tous emplois, il fut élargi après le payement de l'amende, et mourut en 1548. Ce fut à lui qu'il fut dit pendant le procès : « Patere legem quam ipse tuleris. » L'histoire est fort vulgaire, ajoute déjà de son temps Charondas le Caron en ses notes sur Imbert.

une sévère appréciation, et les contemporains eux-mêmes n'ont épargné ni les dispositions de l'ordonnance ni la mémoire du chancelier.

133. On lui attribue communément d'avoir introduit dans notre procédure criminelle le secret; mais le secret, comme nous l'avons montré, venait de plus loin, et il était déjà prescrit par l'ordonnance de 1498 (1). L'œuvre du chancelier Poyet fut de généraliser définitivement et d'une manière absolue cette prescription, en abolissant << tous stils, usances ou coustumes » contraires (2), et c'est dans ce sens qu'il faut entendre les plaintes faites à ce sujet contre lui par Ayrault (3).

134. Mais voici des points capitaux, formant des iniquités nouvelles, qu'on peut dire véritablement propres à l'ordonnance de 1539; ils attaquent des droits essentiels de la défense, dont ils restreignent l'exercice dans un moment unique et fatal.

Ainsi, l'accusé doit proposer ses reproches contre les témoins à l'instant même où ceux-ci lui sont présentés pour la confrontation, et avant la lecture de leur déposition; après quoi il n'y sera plus reçu (art. 154): disposition qui est « contre les droits anciens, et contre l'équité et l'humanité naturelles, » dit Ayrault (4).

Ainsi, il doit nommer les témoins par lesquels il entend prouver ses reproches ou ses faits de justification à l'instant même où ces faits sont énoncés soit par lui, soit par le juge; après quoi il n'y sera plus reçu (art. 157 et 158). « Voyez la tyrannie de cet impie Poyet!» s'écrie à ce propos Dumoulin (5).

(1) Voir ci-dessus, nos 129 et 131. C'est donc avec raison que Charondas le Caron, dans ses notes sur le Code Henri III (liv. VII, tit. 1, Des informations, art. 1), a écrit : ...... Les procès criminels se sont faicts secrètement, mesmes auparavant l'ordonnance de l'an 1539, et n'en faut réputer l'inventeur le chancelier Poyet, car nous avons assez d'exemples des procès faicts par la forme prescripte par ladicte ordonnance, auparavant icelle. »

......

(2) Art. 162 de l'ordonnance : Et seront ouys et interrogez comme dessus séparément, secrettement et à part, ostant et abolissant tous stils, usances ou coustumes, par lesquelles les accusez avoient accoustumés d'estre ouïs en jugement pour sçavoir s'ils doivent estre accusez, et à cette fin, avoir communication des faits et articles concernans les crimes et delicts dont ils estoient accusez, et toutes autres choses contraires à ce qui est contenu cy-dessus. (3) Toutesfois l'ordonnance de 1539 est venue, laquelle, abolissant tout autre stile et coustume, a voulu que les procès se facent secretement et à part. (AYRAULT, liv. III, part. in, no 71.)

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(4) AYRAULT, liv. III, part. I, no 47: « C'est après la déposition leuë que la reproche doit estre principalement alleguée; car la reproche est défense... Si l'accusé, en quelque partie de la cause que ce puisse estre, offre alleguer et justifier ses reproches pourquoy ni sera il point receu?» (Ibid., no 45.) Les Etablissements de saint Louis (chap. 2) et les Décrétales (liv. II, tit xx, De testibus, chap. 31), auxquelles se référait le saint roi, réservaient positivement aux parties le droit de toute objection raisonnable contre le dire du témoin, après le pueploiement, c'est-à-dire la publication de la déposition. (Voir ci-dessus, nos 70 et 126.)

(5) Vide tyrannicam opinionem illius impii Pojeti!» (DUMOULIN, art. 158 de l'ordonnance, t. II de ses œuvres, p. 793).

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