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elle conduit, à ces conséquences on pourra reconnaître de nouveau si la théorie est exacte.

202. L'utilité pratique à retirer de la solution du premier problème sera celle qu'on retire de toute étude historique en s'instruisant à l'expérience du passé, on apprend à faire mieux par l'examen même de ce qui fut mal. En voyant l'origine historique des peines puisée à un sentiment grossier de vengeance; en voyant la transformation première, qui se borne à passer de la vengeance privée à la vengeance publique; en voyant le cachet d'exagération et de cruauté que la pénalité a reçu d'une telle origine érigée en principe, nous apprenons à nous en séparer plus fermement, à dégager la législation et l'application pénales de tout sentiment de haine ou de réaction passionnée, à purifier notre langage des termes que ces origines vicieuses y ont laissés, et que l'habitude met encore dans notre bouche chaque jour sans que nous réfléchissions au sens condamnable qui s'y trouve renfermé (1).

203. La solution du second problème a des conséquences bien plus importantes encore. Démontrer l'existence, pour la société, du droit de punir, c'est démontrer quelles sont les conditions de ce droit, où il commence et où il finit, tant par rapport aux actes que par rapport aux peines; c'est, par conséquent, se mettre à même de déterminer avec exactitude la nature et la limite des actes punissables, ainsi que la nature et la limite des peines. Toute théorie sur le droit de punir est tenue de répondre à ces trois questions; Quels sont les actes punissables par le pouvoir social; ou, en d'autres termes, quels sont les actes que la loi pénale doit ériger en délits? Quel doit être le caractère de la peine? doit être la mesure ou la limite de la peine?

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Quelle

204. Si l'on voulait éprouver d'une manière infaillible les diverses théories que nous avons passées en revue, ou celles qui pourraient se produire encore, il n'y aurait qu'à demander à chacune d'elles sa réponse, et à voir ainsi à quel résultat pratique elles conduiraient. Ce serait une bonne pierre de touche. A cette première question : « Quels sont les actes punissables? » la théorie de la vengeance répondrait : « Tout acte qui est de nature à exciter des sentiments de vengeance privée.» La théorie du contrat social: << Tout acte que l'on est convenu de punir. » La théorie de la réparation : « Tout acte qui cause un préjudice social. » La théorie du droit de conservation : « Tout acte qu'il importe, pour la conservation sociale, de punir. >> La théorie de l'utilité : « Tout acte qu'il est utile à la société de punir. » La théorie de la justice absolue « Tout acte que réprouve la pure notion du juste. » — A

(1) Tous les jours, magistrats, ministère public et avocats, dans les discours les plus solennels, nous parlons encore de venger la loi, venger la société, de vengeance ou de vindicte publiques : ce sont des vestiges de l'origine grossière de la pénalité.

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cette autre question : « Combien ces actes peuvent-ils être punis?» La théorie de la vengeance répondrait : « Tant qu'il est nécessaire pour satisfaire et apaiser les sentiments de vengeance. » La théorie du contrat social : « Tant qu'on est convenu de les punir. » La théorie de la réparation « Tant qu'il est nécessaire pour réparer le préjudice social, notamment l'alarme et la tentation du mauvais exemple. » La théorie du droit de conservation : « Tant qu'il est nécessaire pour la conservation et pour la défense sociale. » La théorie de l'utilité : « Tant que l'utilité sociale le demande.» Et la théorie de la justice absolue : « Tant que le veut la notion abstraite du juste. »

Par leurs conséquences on peut les juger. Nous ne dirons rien des cinq premières: les vices de leur conclusion sautent aux yeux. Mais la théorie de la justice absolue, la plus pure de toutes, où conduirait-elle? A vouloir faire punir par la société tous les actes contraires au devoir moral; car tous, aux yeux de la justice abstraite et immatérielle, méritent châtiment; par conséquent, les vices, les pensées coupables, les projets criminels, comme les délits exécutés. Et quelle serait la mesure de la peine? Une mesure rigoureuse, celle que réclame la justice absolue, ni plus ni moins : car plus, ce ne serait pas juste; moins, ce ne le serait pas non plus. Terrible équation qu'il n'est pas donné au pouvoir social de réaliser. La mission de la justice absolue donnée à la justice humaine, soit quant aux actes à punir, soit quant à la mesure des peines, n'est rien moins qu'une impossibilité pour cette justice, parce que cette mission n'est pas de ce monde, elle est au-dessus de l'humanité.

205. Au contraire, si nous nous en tenons à notre démonstration du droit social de punir, et aux deux bases complexes sur lesquelles repose véritablement ce droit suivant nous, les conséquences qui s'en déduisent sont satisfaisantes et en parfaite harmonie avec la double nature, à la fois spirituelle et matérielle, de l'homme et de la société.

Première conséquence. « Quels sont les actes punissables par le pouvoir social; ou, en d'autres termes, quels sont les actes que la loi pénale doit ériger en délits?»-Tandis que la théorie de la justice absolue, isolée, répond ; « Tout acte qui blesse la pure notion du juste; » ce qui conduirait, comme nous l'avons vu, à ériger en délit toute action, tout projet, toute pensée, pour peu qu'elle fùt contraire aux règles de notre conduite morale; tandis que la théorie du seul intérêt de conservation et de bien-être social répond: « Tout acte qu'il importe à la conservation ou au bien-être social de réprimer; » ce qui conduirait à ne plus tenir compte que de l'intérêt la théorie véritable de la pénalité humaine répond: « Tout acte contraire à la notion du juste et qu'il importe à la conservation ou au bien-être social de réprimer. » Les deux conditions sont indispensables. Fût-il contraire à l'intérêt social, si

l'acte n'est pas injuste, la société n'a pas le droit de le punir; fût-il contraire à la notion abstraite du juste, si l'intérêt social n'y est pas engagé, la société n'a pas à se mêler du châtiment. Le caractère, la mesure et la limite des délits pour la pénalité humaine sont renfermés dans ces deux conditions.

Deuxième conséquence. « Quel doit être le caractère de la peine? » Il s'est trouvé quelques esprits, j'allais écrire quelques rêveurs, suivant lesquels la peine ne devrait être qu'une mesure bienfaisante, dépouillée de toute affliction contre le coupable. La théorie de la pénalité humaine, avec sa double base du juste et de l'utile, répond que le pouvoir social ne peut pas être employé ainsi à renverser lui-même la règle morale, à faire que le mal soit rémunéré par le bien et que le moyen d'attirer à soi l'intérêt de la société soit de commettre des délits. D'accord avec la théorie de la justice absolue, elle nous dit que la peine doit être avant tout et toujours un mal, une affliction contre le coupable; mais elle ajoute, un mal, une affliction appropriés à la fois à la justice, et le mieux possible aux nécessités de la conservation et du bien-être social.

Troisième conséquence. « Enfin, quelle doit être la mesure ou la limite de la peine?» Tandis que la théorie de la justice absolue n'en admet qu'une, la mesure exacte et rigoureuse du juste, ni plus ni moins, équation qu'il est bors du pouvoir humain de réaliser; tandis que la théorie de la conservation n'en donne qu'une aussi, mais différente, celle de l'intérêt social, ne prenant pour limite que cet intérêt : la théorie véritable de la pénalité humaine repousse l'une et l'autre de ces solutions. Le pouvoir social ne peut jamais punir un délit plus que ne le comporte la justice : vainement une quantité plus forte de peine semblerait-elle nécessaire pour la conservation sociale, la société n'a pas le droit de chercher à se conserver au préjudice du droit d'autrui. Le pouvoir social ne peut pas non plus punir un délit plus que ne l'exigent les nécessités de la conservation ou du bien-être social. Vainement la justice absolue demanderait-elle une peine plus forte, la société n'a plus le droit de se mêler du châtiment du moment que son intérêt de conservation ou de bien-être cesse d'y être engagé. Ainsi la pénalité humaine a, quant à la mesure des peines, deux limites : celle du juste et celle de l'utile; elle ne peut dépasser ni l'une ni l'autre jamais plus qu'il n'est juste et jamais plus qu'il n'est utile; à la moins élevée de ces deux limites le droit de punir pour la société s'arrête.

Combien d'obscurités ultérieures qui disparaîtront à la clarté de ces principes!

206. Il est cependant une objection finale et portant sur tout ce qui précède : cette notion et cette limite du juste, cette notion et cette limite de l'utile, nécessaires toutes les deux pour déterminer dans la pénalité humaine les actes punissables et la mesure de la

peine, où les prendre, où les mesurer elles-mêmes? Ne sont-ce pas des idées vagues, susceptibles d'arbitraire au gré de chacun, de telle sorte qu'en paraissant donner une solution, on n'en donne pas véritablement de précise? J'avoue qu'il n'y a pas d'instrument physique pour reconnaître et pour mesurer le juste non plus que l'utile, comme on mesure la longeur ou la pesanteur d'un corps. Abstractions métaphysiques déduites de rapports divers et de lois ou nécessités différentes dans la création, c'est à la raison humaine à les concevoir et à les apprécier, et la raison le fait avec plus ou moins d'exactitude, suivant qu'elle est plus ou moins puissante, plus ou moins éclairée. Mais ce que je puis affirmer, c'est que la notion et la mesure du juste, quoi qu'il y paraisse, sont bien plus faciles à avoir et à arrêter que la notion et la mesure de l'utile. Faites discuter une grande assemblée sur l'utile, ils ne s'entendront pas; faites-la discuter sur le juste, la plupart du temps et comme d'intinct ils seront d'accord.

207. Enfin, en apprenant dans le troisième problème à déterminer le but des peines, c'est-à-dire les divers résultats utiles qu'il faut chercher à produire par la punition, on apprend à pouvoir faire en connaissance de cause le choix des peines bonnes à employer. Comment choisir la voie si l'on ne sait pas à quel but il faut arriver? comment choisir le moyen si l'on ne sait pas quel effet il importe de produire? Il y a bien des douleurs, bien des maux par lesquels il serait possible d'affliger l'homme; I homme est vulnérable par mille points : le législateur doit choisir pour les ériger en peines publiques des genres d'affliction qui, tout en se maintenant dans la limite du juste, soient susceptibles de produire à la fois, autant qu'il est permis de l'espérer, la correction morale toutes les fois qu'elle est nécessaire et possible, et l'exemple. Il doit organiser le mal qui constitue la peine dans un ensemble de mesures telles qu'elles conduisent à ces deux résultats.

208. En somme, la détermination de l'origine historique des peines montre le développement graduel des mœurs et des institutions humaines sur ce point, et donne la leçon de l'histoire. Celle des bases sur lesquelles repose légitimement le droit pour la société de punir sert à fixer la nature et la limite des actes punissables, la nature et la limite, ou, en d'autres termes, la quantité de la peine. Celle du but sert à fixer la qualité, ou, en d'autres termes, à faire le choix des peines bonnes à employer.

Je pose en fait que c'est faute de solutions nettes et fermes sur ces trois problèmes que les divers systèmes, les divers codes de pénalité ont été si imparfaits jusqu'à ce jour, et si loin de donner les résultats nécessaires à la société.

CHAPITRE V.

THÉORIES SUIVIES PAR LES LÉGISLATIONS POSITIVES.

209. Les législations positives, jusqu'à ce jour, se sont préoccupées fort peu de la théorie fondamentale. Si l'on en consulte les préambules, si l'on en confronte les textes, on n'y découvre aucun système arrêté à cet égard, les dispositions paraissant se rattacher, au hasard, dans le même code, tantôt à l'une et tantôt à l'autre. des théories les plus opposées.

Toutefois, généralement et par instinct, ces législations positives, dans la plupart des cas, sont utilitaires. Le législateur ne met pas en question le droit social de punir; il n'en recherche par conséquent ni les conditions ni les limites: il voit le danger où le préjudice public, et il frappe, par le motif principal que cela lui paraît nécessaire ou utile.

210. Le but lui-même du droit pénal et des peines, qui cependant se rattache au principe de l'utilité, n'a jamais été déterminé exactement dans l'esprit du législateur; aucun code de pénalité ne présente un régime de peines organisées de manière à pouvoir produire les effets qu'elles devraient produire. On peut dire, quoiqu'il puisse paraitre au premier abord y avoir en cela quelque exagération, que, dans les institutions pénales positives, le but a été manqué parce qu'il n'a pas même été aperçu. Le seul point qu'on y ait eu réellement en vue est celui pour lequel il ne faut aucune science et qu'il est si facile d'atteindre par tant de voies, l'intimidation. Il a semblé que, du moment qu'il y avait un mal, une affliction plus ou moins considérable dans la peine, cela suffisait. Sans doute le mot de correction est depuis longtemps usité; sans doute depuis longtemps, aux siècles passés comme au siècle actuel, on a assigné à la peine divers desseins, au nombre desquels on a placé celui de corriger le coupable. « Pana constituitur in emendationem hominum, » a dit un fragment de Paul au Digeste (1), et cette proposition, placée ainsi dans les textes du droit romain, est devenue un adage que les criminalistes pratiques de notre ancienne jurisprudence ne manquent pas eux-mêmes de répéter. Mais tout cela n'a été que nominal et sans résultat effectif dans les institutions. On a même dénaturé le sens de ces mots, corriger, correction, auxquels aucune portée morale n'a été attribuée, ou qui en sont arrivés à désigner uniquement les cas de peines légères (2), sans jamais susciter dans l'esprit du législateur

(1) DIG., liv. 48, tit. 19, De pœnis, 20, Fr. Paul.

(2) La troisième (vue), qui ne convient qu'aux trois premières sortes de peines (autres que la mort), est celle de la correction des criminels: car encore que quelques-unes de ces peines aient une sévérité qui passe les bornes de la

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