Images de page
PDF
ePub

On estime la perte totale à huit millions; au nombre des édifices détruits on compte les magasins de campements français, où le feu a dévoré une assez grande quantité de vivres et d'effets d'habillement et d'armement, et les grands magasins anglais.

Quant aux pertes particulières, voici ce qu'écrit à ce sujet un témoin oculaire, avec peut-être un léger grain de rancune et de partialité :

<< Varna n'est peuplée que de marchands français, anglais, maltais et smyrniotes. Tous ces gens sentent la rue de la Verrerie, la Cannebière, l'épicerie enfin, et gagnent beaucoup d'argent. L'incendie ne les a pas ruinés, bien au contraire; ils se rattrapent sur le prix des denrées, et nous payons tout des prix fabuleux. >>

L'incendie s'est étendu sur une longueur de trois cent cinquante mètres et une largeur de cent quatre-vingt-cinq. Les deux tiers de la ville, du côté du port, ne sont plus qu'un amas de ruines fumantes, du milieu desquelles, cinq jours durant, jaillissent sur différents points des jets de flamme qu'on étouffe aussitôt. Le 11, pendant toute la journée, les pompes inondent les murs des poudrières, et les pierres sont à ce point brûlantes qu'elles absorbent l'eau instantanément.

Dès que l'on est maître du feu, on s'enquiert de son origine et l'opinion générale l'attribue aux grecs qu'auraient soudoyés les agents de la Russie. On cite à l'appui les faits suivants :

Une main inconnue a barricadé la porte d'Ibrahim, entre les camps et l'intérieur de la ville, dans le but évident de retarder l'arrivage des

secours.

Plusieurs grecs ont été vus alimentant les flammes avec leurs propres meubles qu'ils leur jetaient à dévorer.

Un sapeur français a fendu la tête d'un misérable au moment où celui-ci cherchait avec une torche à embraser des baraques en bois, à l'arrière des poudrières. On a trouvé sur le cadavre un poignard et des pistolets.

Le maréchal prescrit une enquête minutieuse, mais elle n'apporte aucun éclaircissement, et, jusqu'au jour de la justice divine, l'impunité demeure acquise aux coupables, si coupables il y a eu.

Profitant du désordre occasionné par l'embrasement de Varna, cent

[graphic][subsumed][merged small][ocr errors][merged small][merged small]

dix bachi-bouzoucks, du corps des spahis d'Orient, désertent avec leurs armes dans la nuit du 10 au 11, et vont rejoindre ceux de leurs camarades qui, depuis le retour du général Yusuf, leur ont donné l'exemple. Le fanatisme d'un côté, de l'autre l'horreur de la discipline expliquent ces évasions qui se renouvellent encore les nuits des 11 et 12.

Le commandant en chef rassemble les irréguliers et les engage à s'expliquer catégoriquement. Ils lui répondent en demandant en masse à quitter le service de la France et à retourner dans leur pays, laissant entrevoir que, de toute manière et quoi qu'on fasse, ils abandonneront très-prochainement notre drapeau.

Le général Yusuf, comprenant ce que pourrait avoir de funeste, au milieu d'une bataille, une désertion si formellement résolue, avertit le maréchal Saint-Arnaud et lui conseille le licenciement du corps des spahis d'Orient, qui est prononcé par un arrêté à la date du 15 août 1854.

Les puissances occidentales, averties des ravages commis par les irréguliers sur leur passage, même en Turquie, ont depuis longtemps déjà demandé le renvoi de ces troupes au sultan. La malheureuse tentative de civilisation faite par le maréchal sur ces barbares décide la Sublime Porte, et sauf quinze cents bachi-bouzoucks incorporés dans l'armée, le reste est renvoyé à sa vie errante et sauvage.

Les irréguliers d'Asie acceptent, sans murmurer, leur dissolution; mais les albanais se montrent plus rétifs, et, aux environs de Giurgewo, ce n'est qu'après effusion de sang, qu'ils' rendent leurs armes aux égyptiens et se laissent transporter sur la rive droite du Danube.

Le choléra, nous l'avons dit, diminue de jour en jour au camp de Franka, mais, en revanche, il décime les flottes alliées, dont les amiraux se réunissent le 19 à Baltchick pour se consulter sur l'opportunité du débarquement en Crimée, dans les circonstances défavorables où l'épidémie place les équipages de nos navires. D'un commun avis, l'amiral Dundas et l'amiral Hamelin se prononcent pour l'ajournement de l'expédition. Le maréchal, averti de cette conférence et de son issue, convoque un grand conseil et ouvre la discussion par un lucide résumé de la situation. Il parle haut et ferme, sans ambages et sans

artifices de rhéteur, fort qu'il est de sa conscience, confiant qu'il est dans son droit. Après avoir déroulé le passé qui, sans profit, nous a coûté si cher, il expose l'avenir avec ses chances heureuses et ses éventualités défavorables; puis, quand il a tout dit, il demande une décision, débattue, amendée, si l'on veut, en ses prémisses, mais dont la conclusion soit formelle et sans appel.

Un avis contradictoire est émis et rétorqué aussitôt; la discussion s'échauffe; l'opposition au sentiment du maréchal, assez violente au début de la conférence, perd du terrain, et lorsque arrive le vote, lord Raglan, appelé le premier, répond: Oui! et entraîne lord Dundas, jusqu'alors le plus hostile à la mesure. L'amiral Hamelin imite son collègue et vote affirmativement. Quant aux amiraux Bruat et Lyons, ils n'ont pas quitté un instant le parti de l'expédition. Le maréchal com← plète alors l'unanimité des suffrages et lève la séance par ces paroles :

C'est chose convenue et irrévocablement arrêtée, l'expédition aura lieu. Réunissons nos efforts, maintenant, pour ne perdre ni un jour, ni une heure, ni une minute.

Le lendemain, il rassemble chez lui tous les généraux, dont plusieurs sont opposés au projet, non pour leur demander un avis, mais pour les prévenir du prochain embarquement des troupes et leur révéler le plan de l'opération et les résultats qu'il en espère. Le colonel Trochu est alors engagé à lire la dépêche qu'il vient de lui dicter. Nous en extrayons le passage suivant :

« L'inaction était-elle possible aux deux armées campées à Varna? Ni l'honneur militaire, ni l'intérêt politique ne le permettaient. Il fallait forcer l'ennemi à nous craindre. Frapper la Russie dans la Crimée, l'atteindre jusque dans Sévastopol, c'était la blesser au cœur.

» Un terrible fléau s'est abattu sur nous et a jeté la mort dans nos rangs; le feu a anéanti une partie de nos approvisionnements et de ceux de nos alliés; la saison déjà avancée nous menace; mais la force inébranlable de la volonté et l'énergie du cœur triompheront de tous ces obstacles. Les préparatifs s'achèvent; vers la fin du mois, les troupes seront embarquées, et, avec l'aide de Dieu, elles débarqueront bientôt en Crimée, sur le sol même de la Russie.

« PrécédentContinuer »