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des faits qu'elle relate accidentellement. En adoptant les conclusions présentées par M. Hofman von Fallersleben, à propos d'un autre livret qui paraît être un abrégé de celui qui nous occupe, on voit, dit M. Michelant, que, lorsque ces ouvrages ont été rédigés, la France était désignée comme « le sovrain Royaulme de Crestienté; » l'Angleterre n'occupe que le second rang, ce qui ramène à une époque antérieure aux succès d'Édouard III; la trêve conclue entre les Écossais et les Anglais est de 1340; la mention du Dauphin de Viennois comme prince régnant est une indication non moins positive encore, puisque Humbert II fit donation de ses États à la France par un traité préliminaire de 1343, ratifié le 29 mars 1349; l'érection en duché du comté de Gueldre en 1339, et d'autres indices qu'on pourrait tirer de la mise en circulation de diverses monnaies en usages à cette époque, confirment la date approximative indiquée précédemment, c'est-à-dire la première moitié du XIVe siècle.

Tel est l'avis de M. Michelant; nous reviendrons plus loin sur ces données, qui nous paraissent devoir être soumises à un examen spécial.

Nous avons dit que le texte du manuscrit et de sa copie imprimée est à deux colonnes. Chacune d'elles est composée de lignes très courtes contenant une brève proposition, un énoncé qui se trouve reproduit mot à mot dans la colonne voisine; de telle sorte qu'on peut comparer rapidement, sans aucune confusion, la prase écrite en dialecte picard (walsch) avec le flamand (vlaemsch) correspondant : « Voel jou commenchier et ordener un livre par lequel on pourra raisonnablement entendre Rommans et flamenc. »

La profession de l'auteur est facile à déterminer. C'est en qualité de maître qu'il adresse ses exhortations aux enfants, les engageant à bien apprendre et à retenir le contenu de son livre. « Chest livre sera nommeis le Livre des mestiers, laquel est mout proufitable à tous enfans aprendre; si vous commans et enjoing comme maistre, et que vous mettes toute vo cure en le aprendre et retenir, car mout grant pourfit vous en porra

venir, car par aprendre et bien retenir puet on a grant-honneur venir; et chil qui n'i vuet aprendre, ne mettre cure d'aprendre ne devroit point estre conté entre les gens, mais entre les biestes, car li non sachans n'est conté entre les crestiens que une ymaige de pierre ou de bos. »

Ces conseils paternels, un peu trop abondants dans leur insistance, ne laissent pas plus de doute sur la qualité de celui qui les donne qu'on n'en peut conserver sur le lieu qu'il habitait.

Le nom de Bruges revient en maint endroit du livre, où l'on rencontre aussi l'indication des principales rues de cette jolie ville, et la mention de ses portes, de ses ponts, sous des noms qui subsistent encore pour la plupart aujourd'hui.

Au xiv° siècle, Bruges, par son activité industrielle, par l'importance de son trafic, attirait un grande affluence d'étrangers et particulièrement les principaux négociants des contrées limitrophes. Il était donc nécessaire d'y enseigner de bonne heure aux jeunes habitants la langue française, qu'ils devaient avoir fréquemment l'occasion de parler, soit chez eux, soit même au delà de la frontière des Flandres, lorsque leurs affaires les appelleraient dans le grand État voisin. De là ces petits traités élémentaires qui forment comme un des premiers anneaux de cette longue chaîne d'ouvrages consacrés à la pédagogie encyclopédique, parmi lesquels nous voyons, au XVII° siècle, figurer, non sans distinction, les œuvres du R. P. Duchesne, de H. P. de Limiers, de Fillassier, sous les titres de: La science de la jeune noblesse (1719), La science des personnes de la cour, de l'épée et de la robe (1725), Éraste ou l'ami de la jeunesse (1773). Le maître d'école de Bruges n'enseignait pas encore le blason, l'histoire des conciles et des traités de paix, mais il condensait déjà dans son modeste recueil une foule de notions qui assuraient à son enseignement un double caractère d'utilité. Le livret flamand est fort simple à la vérité: nous serions tenté d'y reconnaître à peu près ce que, vers la même époque, J. Boccace appelle « Un calendario buono da fanciulli che stanno al leggere. » Mais cependant on y observe

un peu de tout ce qu'un enfant de la petite bourgeoisie du XIVe siècle était tenu de savoir.

Le calendrier, avec ses fêtes, les divisions du temps, les formules de salutation, l'énumération des membres de la famille et des degrés de parenté, celle des objets qui meublent la maison et des ustensiles de ménage, les parties du corps.

Ensuite, l'auteur, s'adressant à une servante, discute avec elle ce qu'il convient de manger en nommant successivement tout ce qui peut entrer dans l'alimentation; viandes, poissons, volailles, fruits, légumes, pâtisseries; on voit qu'à l'époque où fut écrit le Livre des mestiers, la viande de cheval ne constituait pas pour les Brugeois un mets fort séduisant; elle est reléguée parmi les substances dont on ne mange point, au même rang que la chair des bêtes féroces. « Sire, dit la servante, vous m'en aves plus nommet que je ne cuide acater; vous estes si tendre, vous porries maisement mangier char de cheval, de tor, ne de vaque, de poutrain (poulain), ne de jument, de lyon ne de lupaerds. Encore y ha autres bestes dont on n'a cure de mengier.

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Puis viennent les breuvages, au nombre desquels figurent : vins rainois (du Rhin), vin franchois, vin de Greic, goudale d'Engleterre (1). Au sujet de l'eau, l'opinion du maître est fort simple: «< Yauwe boivent les bestes et on ne bue les draps. >> Rabelais n'eût pas mieux dit. Il eût encore approuvé certaine prescription médicale que le maître d'école glisse en passant, à propos des animaux venimeux : « Serpens, cuelevres, araingnes, mouskes et vers; qui de ches bestes sera mors, il li faut du triacle; se che non, il en mourroit. >>

<«< Ore nommons les compenages, dit l'auteur, Premiers lait et bure, froumage Englès, froumage de Brie, froumage de brebis. » Compénage aurait ici le sens de laitage ou de chose

(1) Le flamand dit: Inghels hale. Un des quatrains qui accompagnent le calendrier d'un livre d'heures imprimé en 1507, pour Anthoine Vérard, se termine par le vers: George marchant de godalle (avril, fol. 4 recto). Il n'y a dans ce cas aucune nécessité de prendre le terme d'origine anglaise en mauvaise part, comme le fait Roquefort. Cf. É. Littré, Dict. de la langue fr., au mot godailler.

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fabriquée avec du lait, c'est ce que la place qu'occupe ce mot dans la phrase et plus encore la traduction flamande (die Suvelen), ne permettraient pas, au premier abord, de révoquer en doute. Dans son Glossaire de la langue romane, Roquefort n'a donné à ce mot que le sens restreint de « dariole, sorte de pâtisserie. » C'est un emprunt au Glossaire français de Du Cange. Ce dernier avait pourtant sous les yeux ces vers du Roman du Renart:

Ceste brebiz, si la gardez,

Tant nos donra let et fromage

Assés i aurons compenage;

Vers dans lesquels il n'est guère probable que le poète ait voulu parler de pâtisseries :

Le malentendu provient assurément de l'interprétation d'un passage que l'illustre savant avait puisé dans des lettres de rémission de 1385, et qu'il a inséré dans son Glossaire de la basse latinité: « laquelle servante avoit fait cuire audit four pour son maistre certain compenage nommé darioles. »

Or on doit tenir compte ici de l'étymologie du mot qui dérive de companagium, si exactement défini par Du Cange lui-même : «< Quidquid cibi præter panem et potum sumitur. » Il s'agit donc d'un accompagnement du pain.

Le traducteur flamand n'a sans doute pas fait assez attention à l'énoncé qui suit la première partie de l'alinéa : « d'oefs et de lait fait on flans et matons; d'oefs et de fleur fait on pouplins et canestiaus; tartes sont boines; aussi sont darioles et waufres. » Compénage, en définitive, est un terme générique, dont l'équivalent manque à notre langue moderne (1).

Reprenons l'analyse du Livre des mestiers. Le commerce y a son chapitre très amplement partagé, dans lequel, ainsi qu'on doit s'y attendre, lorsqu'il s'agit d'une ville de Flandre, les étoffes (dras) occupent une place prépondérante; leurs

(1) Dans le Supplément au Glossaire de la langue Romane (1820), Roquefort traduit (p. 86), marché au compenaige, compériage, copenage, par marché aux légumes, au beurre, aux œufs; mais les exemples qu'il cite à l'appui de cette définition montrent toujours, avec un sens général, le mot que nous examinons.

noms, leurs couleurs sont rappelés; on y voit figurer entre autres la bonne escarlate (1). La façon de barguignier ces étoffes est indiquée sous forme de dialogue, et les transactions amènent naturellement la mention des diverses monnaies en circulation. Les «< gros du tans saint Loys que on appelle viés gros » y comparaissent avec avantage; il sont portés à dixhuit deniers, tandis que les gros de Flandre n'en valent que douze. A part cette dernière monnaie et les vieux esterling (oude inghelschen), il n'est question que d'espèces françaises; à moins cependant qu'il ne faille considérer les heaumes comme différents des couronnes dans cette ligne, «< couronnes ou heaumes. » On aurait alors la mention d'une monnaie que le comte Louis de Male faisait fabriquer à Bruges, vers 1356. On devrait, en conséquence, diviser aussi la ligne suivante : frans ou caiieres. » La caiïère ou chaise serait la monnaie d'or de Philippe de Valois, datant de 1346, et le franc nous ferait descendre jusqu'en 1360, sous le règne de Jean. C'est là une particularité qui doit être notée (2).

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Les laines sont dites d'Angleterre, d'Écosse et de Flandre. C'était dans ces contrées que les fabricants d'étoffes puisaient la matière première nécessaire à leur industrie.

(1) Au sujet de la substance qui fournissait la teinture d'écarlate, on peut consulter le célèbre voyageur Pierre Belon, qui avait visité l'île de Crète au temps de la domination des Vénitiens. « Le revenu de la graine d'escarlate nommée Coccus baphica, dit-il, est moult grand en Crète; et pour ce que la cueillir est ouvrage de pasteurs et petites marmailles, les plus grands ne s'y veulent amuser.... Or sont elles pleines de petits animaulx rouges vivans qui ne sout si gros que cirons, etc. » (Les observations de plusieurs singularités et choses mémorables, par Pierre Belon, du Mans. Paris, 1554, in-4o, fol. 18 verso.) (2) Les écus du roi, les angles d'or (anges), les lyons d'or, les couronnes, les chaises, sont des monnaies de Philippe de Valois, qui non seulement avaient cours sous le règne de Jean, mais qui reparaissent beaucoup plus tard. Ainsi, la couronne, l'écu et la chaise de Philippe VI sont compris parmi les monnaies qui avaient cours dans les Pays-Bas. - Voy. entre autres documents: D'onghevalueerde gouden ende silveren Munte, Anvers, Christ. Plantin, 1575. Ordonnancie en instructie voor de Wisselaers, Anvers. Hiér. Verdussen, 1633. L'ordonnance de Charles IX (1564) contient des figures de monnaies de Jean et de Charles V, sous la rubrique « s'ensuit les pourtraits, poids, et prix des monnayes ausquelles le Roy veut et entend estre donné cours en son royaume. »> Les monnaies n'étaient frappées de décri que lorsqu'elles avaient perdu de leur poids.

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