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pour qu'elle arrivât à la ville, il avait donné les trois premiers actes du Tartuffe devant cette brillante assemblée. Malheureusement pour l'auteur cette comédie fit dès lors pâlir quelques-uns de ses modèles, et le Roi, déterminé par leurs conseils, «< connut, dit l'auteur du récit de ces fêtes', tant de conformité entre ceux qu'une véritable dévotion met dans le chemin du ciel, et ́ceux qu'une vaine ostentation des bonnes œuvres n'empêche pas d'en commettre de mauvaises, que son extrême délicatesse pour les choses de la religion ne put souffrir cette ressemblance du vice avec la vertu qui pouvaient être pris l'une pour l'autre, et, quoique l'on ne doutât point des bonnes intentions de l'auteur, il la défendit pourtant en public et se priva soi-même de ce plaisir, pour n'en pas laisser abuser à d'autres moins capables d'en faire un juste discernement (24) ».

Si le Tartuffe occasiona, dès sa première apparition, de pénibles chagrins à l'auteur, la Princesse d'Élide en attira de non moins vifs au mari. Mademoiselle Molière, qui, jusque-là chargée seulement de rôles secondaires, n'avait pas encore trouvé l'occasion de faire éclater dans tout leur

1. Les Plaisirs de l'Ile enchantée, Paris, 1665 (t. III, p. 233 et suiv. de notre édition des OEuvres de Molière).

jour ses graces attrayantes et son talent aimable, remplissait celui de la princesse. Elle obtint, par la manière dont elle s'en acquitta, les suffrages de tout ce que Versailles renfermait alors de plus brillant, et les jeunes seigneurs s'empressèrent autour d'elle. Fière de tant d'hominages, la nouvelle idole s'en laissa enivrer. Elle s'éprit du comte de Guiche, fils du duc de Grammont, l'homme le plus agréable de la cour, et rebuta pendant quelque temps le comte de Lauzun. Mais, soit froideur naturelle, comme le fait entendre un historien, soit qu'il fût occupé par une autre passion, le comte de Guiche ne répondit pas aux avances de mademoiselle Molière (25). Celle-ci, fatiguée de soupirer en vain, se résigna à écouter Lauzun, qui préludait par les comédiennes pour s'élever bientôt aux filles des rois. Ce commerce dura quelque temps; mais d'obligeans amis, d'autres disent un amant trompé, l'abbé de Richelieu, en instruisirent Molière (26). Il demanda une explication à sa femme, qui se tira de cette situation difficile avec tout le talent et tout l'art qu'elle mettait à remplir ses rôles. Elle avoua adroitement son inclination pour le comte de Guiche, inclination que son mari ignorait; protesta qu'il n'y avait jamais eu entre eux le moindre rapport criminel, se gardant bien de dire de qui cela avait dépendu; enfin elle soutint qu'elle s'était

moquée de Lauzun, et accompagna toute cette explication de tant de larmes et de sermens, que le pauvre Molière s'attendrit et se laissa persuader'.

Dans l'année 1664, la troupe de Molière perdit deux de ses principaux acteurs, Du Parc et Brécourt. La mort lui enleva l'un, l'hôtel de Bourgogne s'empara de l'autre. Du Parc, connu au théâtre sous le nom de Gros-René, fut vivement regretté par ses camarades, qui fermèrent le théâtre le jour de sa mort (27). Madeleine Béjart disait qu'elle ne se consolerait jamais de la perte de ses deux bons amis, Gros-René et le cardinal de Richelieu. Quant à Brécourt, querelleur, spadassin, violent, et adonné avec excès au vin, au jeu et aux femmes, il laissa probablement moins de regrets. Mais sa perte dut être sentie par les habitués du théâtre du Palais-Royal; car il jouait avec un égal talent dans les deux genres. Il créa d'une manière si comique le rôle d'Alain de l'École des Femmes, que Louis XIV s'écria, en le lui voyant représenter : « Cet homme-là ferait rire des pierres3» (28).

Brossette nous apprend, dans son commentaire sur Boileau, qu'en 1664, cet auteur étant chez

1. La Fameuse comédienne, p. 17.

2. Pensées, Remarques et Observations de Voltaire, ouvrage posthume, p. 121; Paris, Barba et Pougens, 1802.

3. Anecdotes dramatiques, t. II, p. 8.

M. du Broussin avec le duc de Vitri et Molière, notre premier comique « devait y lire une traduction de Lucrece en vers français, qu'il avait faite dans sa jeunesse. En attendant le dîner, on pria Despréaux de réciter la satire adressée à Molière. Mais, après ce récit, Molière ne voulut point lire sa traduction, craignant qu'elle ne fût pas assez belle pour soutenir les louanges qu'il venait de recevoir. Il se contenta de lire le premier acte du Misanthrope, auquel il travaillait dans ce temps-là, disant qu'on ne devait pas s'attendre à des vers aussi parfaits que ceux de M. Despréaux, parce qu'il lui faudrait un temps infini s'il voulait travailler ses ouvrages comme lui. » Le morceau d'Éliante du Misanthrope, sur les illusions des amans, est tout ce qui reste de cette traduction, qui, si l'on en croit Grimarest, était en vers pour la partie descriptive, et en prose pour les discussions philosophiques. Le même biographe a bâti sur la perte de ce manuscrit un de ces contes dont il ne se montre pas avare. Il prétend qu'un domestique de Molière, auquel celui-ci avait ordonné d'accommoder sa perruque, prit un cahier de cette traduction pour faire des papillotes, et que Molière, piqué de cette méprise, jeta le reste au feu. Il nous paraît plus naturel de croire que cet auteur, attachant peu d'importance à un ouvrage de sa première jeunesse, qui ne pou

vait être d'aucune utilité à sa troupe, ne songea point à le faire imprimer. Ses manuscrits furent remis, par sa veuve, à La Grange, après la mort duquel ils furent vendus avec sa bibliothèque (29). Celui du poëme de Naturâ rerum aura éprouvé le même sort. C'est là probablement la seule cause de sa perte pour la postérité '.

Les trois actes du Tartuffe applaudis, mais défendus aux fêtes de Versailles, furent donnés au mois de septembre suivant à Villers-Cotterets, chez MONSIEUR, devant le Roi, la Reine et la Reine-mère. Deux mois après, le prince de Condé fit représenter la pièce entière au Raincy. Sans doute, cet empressement d'augustes personnages à saisir les occasions d'applaudir à son talent, l'avide curiosité avec laquelle Paris, à défaut de représentations, recherchait les lectures de son ouvrage, durent consoler un peu l'amour-propre de notre auteur (30); mais, si ce n'en était point assez pour le dédommager de la cruelle interdiction, c'en était beaucoup trop encore pour les Tartuffes, qui eussent voulu voir leur portrait enseveli dans un oubli complet.

On était dans ces dispositions hostiles, quand Molière, pour profiter de la vogue dont jouissait alors le sujet du Festin de Pierre, songea à le

1. Grimarest, p. 310 et suiv.

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