Images de page
PDF
ePub

guré, lui avait fait tuer plus de dix personnes, parce qu'il fallait mettre l'épée à la main aussitôt qu'on l'avait regardé. ». Il était d'un esprit original, et avait des saillies très-piquantes. Sa comédie du Pédant joué obtint assez long-temps les applaudissemens du public; mais elle n'a guère d'autre mérite que celui d'avoir fourni deux scènes aux Fourberies de Scapin. Molière disait à ce sujet, qu'il prenait son bien où il le trouvait' (12): en effet de tels larcins sont permis au génie qui recrée, pour ainsi dire, ce qu'il emprunte.

Le jeune Poquelin eut à peine terminé son cours de philosophie, qu'en sa qualité de survivancier de l'emploi de valet-de-chambre du Roi, il fut obligé, en 1641, de suivre Louis XIII dans son voyage à Narbonne, pour remplacer son père, que ses affaires ou peut-être des infirmités retenaient à Paris (13). Ce voyage, dont la durée fut de près d'un an, lui fournit l'occasion de saisir les ridicules des provinces, et d'étudier les mœurs de la cour et des gouvernans. Perpignan

[ocr errors]

1. Grimarest, p. 14. Ménagiana, édit. de 1715, tom. III, P. 240. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xix. Histoire du Théâtre français ( par les frères Parfait), tome X, P. 70, et tom. VII, p. 390 et suiv. Petitot, p. 2.

2. Grimarest, p. 14. — Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 6.— Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xviij —Petitot,

repris sur les Espagnols; les jeunes et trop malheureux Cinq-Mars et de Thou, victimes de leur fougue imprudente et de l'inflexibilité cruelle du cardinal de Richelieu; ce ministre presque mourant, ayant à lutter tout à la fois contre le courage de l'Espagnol, l'audace des mécontens et la pusillanimité du Roi; telles furent les scènes pleines de mouvement et d'intérêt qui se passèrent sous les yeux du jeune observateur.

A son retour du midi de la France, Poquelin se livra à l'étude du droit; c'est du moins ce qu'attestent plusieurs écrivains. Grimarest a dit: << On s'étonnera peut-être que je n'aie point fait M. de Molière avocat; mais ce fait m'avait été absolument contesté par des personnes que je devais supposer savoir mieux la vérité que le public, et je devais me rendre à leurs bonnes raisons. Cependant sa famille m'a si positivement assuré du contraire, que je me crois obligé de dire que Molière fit son droit avec un de ses camarades d'étude; que, dans le temps qu'il se fit recevoir avocat, ce camarade se fit comédien; que l'un et l'autre eurent du succès chacun dans sa profession, et qu'enfin lorsqu'il prit fantaisie à Molière de quitter le barreau pour monter sur le théâtre, son camarade le comédien se fit avocat. Cette double cascade m'a paru assez singulière pour la donner au public telle qu'on me

[ocr errors]

l'a assurée, comme une particularité qui prouve que Molière a été avocat. >>

Il n'y a probablement de faux dans ce passage que la double cascade, singulière aux yeux mêines de Grimarest, qui ordinairement s'effrayait peu de l'invraisemblance de ses récits. Quant à l'étude du droit, il est à peu près constant que le jeune Poquelin s'y est livré. Il paraît même qu'il suivit les cours de l'école d'Orléans, et qu'il revint à Paris se faire recevoir avocat. Voilà du moins ce qu'on lit dans une mauvaise comédie de Le Boulanger de Chalussay, Élomire' hypocondre, ou les Médecins vengés, qui parut en 1670. Ce témoignage et celui d'un autre contemporain, l'acteur La Grange qui fit partie de la troupe de Molière, concordant avec ce qu'on affirma plus tard à Grimarest, nous portent à ne pas douter que Poquelin n'ait étudié pour être avocat, et n'ait été reçu en cette qualité' (14). Nous n'accordons pas une égale confiance à l'assertion isolée de Tallemant des Réaux, reproduite par M. Walckenaer dans son Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine, qui tendrait à persuader

I.

. Élomire, anagramme de Molière.

2. Elomire hypocondre, ou les Médecins vengés, par Le Boulanger de Chalussay, Paris, 1670.— Préface de l'édition des OEuvres de Molière, Paris, 1682 (par La Grange). Grimarest, p. 312.- Bayle, Dictionnaire historique et critique, art. PoQUELIN – Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xviij

que notre premier comique, «< destiné par ses parens à l'état ecclésiastique, étudia avec succès la théologie; mais que, devenu amoureux de la Béjart, alors actrice dans une troupe de campagne, il quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre (15). » Nous voyons moins de vraisemblance que de singularité dans cette historiette. Elle donnerait à Poquelin un point de ressemblance avec La Fontaine et Diderot, qui tous deux se trompèrent assez étrangement sur leur caractère et la disposition de leur esprit, pour entrer dans leur adolescence, l'un à l'Oratoire, l'autre aux Jésuites, avec les intentions que Tallemant des Réaux prête à notre auteur. Mais comment Tallemant se trouve-t-il seul instruit de cette particularité? Ne sont-ce pas plutôt les études que Poquelin fit chez les Jésuites, recevant tous les jours des enfans destinés à rester laïcs, qui auront donné lieu à cette erreur bien évidente, puisque ses parens, loin de vouloir le consacrer à l'exercice du culte, l'avaient fait admettre dans la survivance de la charge de valet-de-chambre du Roi?

des

[ocr errors]

.. Tallemant des Réaux, Mémoires manuscrits, faisant partie de la bibliothèque de M. de Monmerqué. Histoire de la vie et ouvrages de La Fontaine, par M. Walckenaer, troi ième édit., OEuvres de La Fontaine, in-8., Lefèvre, 1823, t. VI, p 509, note 2.

P. 73.

Après son retour à Paris, Poquelin s'abandonna avec ardeur à son goût pour les spectacles. Fidèle habitué de Bary, de l'Orviétan, dont le Pont-Neuf voyait s'élever les tréteaux, il se montra, dit-on, spectateur également assidu du fameux Scaramouche; on a même été jusqu'à dire qu'il prit des leçons de ce farceur napolitain' (16). Cette tradition est aussi incertaine que les autres faits trop peu nombreux qui nous sont parvenus sur la jeunesse de notre auteur. Ce qu'il y a de constant, c'est qu'au commencement de la régence d'Anne d'Autriche, régence annoncée sous d'heureux auspices, trop tôt démentis, le goût du théâtre, loin de s'affaiblir par la mort du cardinal de Richelieu, qui l'avait pour ainsi dire introduit en France, n'avait fait que s'accroître et s'étendre jusqu'aux classes moyennes de la société. Le jeune Poquelin se mit à la tête d'une de ces réunions de comédiens bourgeois dont Paris comptait alors un assez grand nombre. Cette troupe, après avoir joué la comédie par amusement, la joua par spéculation. Elle donna d'abord des représentations aux fossés de la Porte de Nesle, sur l'emplacement desquels se trouve aujourd'hui la rue Mazarine, alla ensuite chercher fortune au port Saint-Paul,

1. Ménagiana, 1715, tom II, p. 404. – Vie de Scaramouche, par Mezzetin (Angelo Constantini ). Anecdotes dramatiques, t. III, p. 129.

« PrécédentContinuer »