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pelle, qui le croyait au-dessus de ces sortes de choses, le railla de ce qu'un homme comme lui, qui savait si bien peindre le faible des autres hommes, tombait dans celui qu'il blâmait tous les jours, et lui fit voir que le plus ridicule de tous était d'ainer une personne qui ne répond pas à la tendresse qu'on a pour elle.-<< Pour moi, lui dit-il, je vous avoue que si j'étais assez malheureux pour me trouver en pareil cas, et que je fusse fortement persuadé que la personne que j'aimerais accordât des faveurs à d'autres, j'aurais tant de mépris pour elle, qu'il me guérirait infailliblement de ma passion : encore avez-vous une satisfaction que vous n'auriez pas si c'était une maîtresse ; et la vengeance, qui prend ordinairement la place de l'amour dans un cœur outragé, vous peut payer tous les chagrins que vous cause votre épouse, puisque vous n'avez plus qu'à la faire enfermer; ce serait même un moyen de vous mettre l'esprit en repos. >>

« Molière, qui avait écouté son ami avec assez de tranquillité, l'interrompit pour lui demander s'il n'avait jamais été amoureux. —« Oui, lui répondit Chapelle, je l'ai été comme un homme de bon sens doit l'être; mais je ne me serais pas fait une aussi grande peine pour une chose que mon honneur m'aurait conseillé de faire, et je rougis pour vous de vous trouver si incertain. »>« Je vois

bien que vous n'avez encore rien aimé, lui répondit Molière ; et vous avez pris la figure de l'amour pour l'amour même. Je ne vous rapporterai point une infinité d'exemples qui vous feraient connaître la puissance de cette passion; je vous ferai seulement un récit fidèle de mon embarras, pour vous faire comprendre combien on est peu maître de soi quand elle a une fois pris sur nous l'ascendant que le tempérament lui donne d'ordinaire. Pour vous répondre donc sur la connaissance parfaite que vous dites que j'ai du cœur de l'homme par les portraits que j'en expose tous les jours en public, je demeurerai d'accord que je me suis étudié autant que j'ai pu à connaître leur faible; mais, si ma science m'a appris qu'on pouvait fuir le péril, mon expérience ne m'a que trop fait voir qu'il était impossible de l'éviter; j'en juge tous les jours par moi-même. Je suis né avec la dernière disposition à la tendresse, et, comme tous mes efforts n'ont pu vaincre les penchans que j'avais à l'amour, j'ai cherché à me rendre heureux, c'està-dire autant qu'on peut l'être avec un cœur sensible. J'étais persuadé qu'il y avait fort peu de femmes qui méritassent un attachement sincère; que l'intérêt, l'ambition et la vanité font le noud de toutes leurs intrigues. J'ai voulu que l'innocence de mon choix me répondît de mon bonheur j'ai pris ma femme pour ainsi dire dès le

berceau, je l'ai élevée avec des soins qui ont fait naître des bruits dont vous avez sans doute entendu parler: je me suis mis en tête que je pourrais lui inspirer, par habitude, des sentimens que le temps ne pourrait détruire, et je n'ai rien oublié pour y parvenir. Comme elle était encore fort jeune quand je l'épousai, je ne m'aperçus pas de ses méchantes inclinations, et je me crus un peu moins malheureux que la plupart de ceux qui prennent de pareils engagemens. Aussi le mariage ne ralentit point mes empressemens; mais je lui trouvai dans la suite tant d'indifférence, que je commençai à m'apercevoir que toutes mes précautions avaient été inutiles et que ce qu'elle sentait pour moi était bien éloigné de ce que j'aurais souhaité pour être heureux. Je me fis à moi-même des reproches sur une délicatesse qui me semblait ridicule, et j'attribuai à son humeur ce qui était un effet de son peu de tendresse pour moi. Je n'eus que trop de moyens de me convaincre de mon erreur; et la folle passion qu'elle eut quelque temps après pour le comte de Guiche fit trop de bruit pour me laisser dans cette tranquillité apparente. Je n'épargnai rien, à la première connaissance que j'en eus, pour me vaincre moi-même, dans l'impossibilité que je trouvai à la changer; je me servis pour cela de toutes les forces de mon esprit; j'appelai à mon secours tout ce qui pou

vait contribuer à ma consolation: je la considérai comme une personne de qui tout le mérite était dans l'innocence, et qui, par cette raison, n'en conservait plus depuis son infidélité. Je pris dès lors la résolution de vivre avec elle comme un honnête homme qui a une femme coquette et qui en est bien persuadé, quoiqu'il puisse dire que sa méchante conduite ne doive point contribuer à lui ôter sa réputation. Mais j'eus le chagrin de voir qu'une personne sans grande beauté, qui doit le peu d'esprit qu'on lui trouve à l'éducation que je lui ai donnée, détruisit en un instant toute ma philosophie. Sa présence me fit oublier toutes mes résolutions; et les premières paroles qu'elle me dit pour sa défense me laissérent si convaincu que mes soupçons étaient mal fondés, que je lui demandai pardon d'avoir été si crédule. Mes bontés ne l'ont point changée. Je me suis donc déterminé à vivre avec elle comme si elle n'était point ma femme; mais, si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi. Ma passion est venue à un tel point qu'elle va jusqu'à entrer avec compassion dans ses intérêts; et, quand je considère combien il m'est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps, qu'elle a peut-être la même difficulté à détruire le penchant qu'elle a d'être coquette, et je me trouve plus de disposition à

la plaindre qu'à la blâmer. Vous me direz sans doute qu'il faut être poète pour aimer de cette manière; mais, pour moi, je crois qu'il n'y a qu'une sorte d'amour, et que les gens qui n'ont point senti de semblables délicatesses n'ont jamais aimé véritablement. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur : mon idée en est si fort occupée, que je ne sais rien, en son absence, qui me puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu'on peut sentir, mais qu'on ne saurait exprimer, m'ôtent l'usage de la réflexion; je n'ai plus d'yeux pour ses défauts, il m'en reste seulement pour ce qu'elle a d'aimable: n'est-ce pas là le dernier point de la folie, et n'admirez-vous pas que tout ce que j'ai de raison ne serve qu'à me faire connaître ma faiblesse, sans en pouvoir triompher? » — « Je vous avoue à mon tour, lui dit son ami, que vous êtes plus à plaindre que je ne pensais; mais il faut tout espérer du temps. Continuez cependant à vous faire des efforts, ils feront leur effet lorsque vous y penserez le moins. Pour moi, je vais faire des vœux afin que vous soyez bientôt content'.»>

Voilà les tourmens auxquels était en proie cet homme que son génie, son ame brûlante, son amour pour l'humanité et sa charité empressée

1. La Fameuse comédienne, p. 22 et suiv.

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