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rendaient digne d'un meilleur sort. Quels efforts ne lui fallait-il pas faire sur lui-même pour pouvoir, le cœur déchiré, la santé appauvrie par ces chagrins poignans, conduire une troupe qui n'avait de ressources qu'en lui et dont le zèle ne répondait pas toujours à ses soins; repousser les attaques d'ennemis acharnés, et composer des ouvrages qui, pour être bien accueillis du parterre, devaient contraster par leur gaieté avec l'état affreux où il se trouvait la plupart du temps? Il est digne de remarque que c'est vers cette même époque qu'il peignait la jalousie d'Alceste et les infidélités de Célimène; mais, à l'exception de quelques traits isolés, d'une ou de deux scènes détachées, on ne le vit jamais faire d'allusion aussi directe, dans ses autres ouvrages, à ses trop justes douleurs.

Des biographes de ce grand homme, emportés par un aveugle intérêt pour lui, ont été jusqu'à regretter que son cœur fût aussi accessible au sentiment de l'amour. Sans doute, ses amis pouvaient exprimer ce regret; mais la postérité, égoïste avec raison, ne saurait préférer aux nobles jouissances qu'elle doit à ses tourmens, l'idée que le coeur de Molière, tranquille et froid, ne fut jamais déchiré par le désespoir et les fureurs de la plus impérieuse des passions. Il eût pu sans doute nous laisser néanmoins la Princesse d'Élide, les Amans

Magnifiques, Mélicerte et quelques autres compositions froides, où tous les sentimens sont de convention; mais sans amour il n'est point de génie; sans ces transports de son ame, le dépit d'Éraste et de Lucile, les querelles charmantes de Valère et de Mariane, l'amoureuse colère d'Alceste, et tant d'autres situations touchantes, ne nous eussent jamais arraché de douces larmes; sans eux, Marmontel eût pu dire de notre auteur ce qu'il a dit du législateur du Parnasse :

Jamais un vers n'est parti de son cœur.

Naturellement sérieux et rêveur, ces peines domestiques le jetèrent dans la mélancolie. Grimarest prétend qu'il poussait chez lui l'ordre jusqu'à la minutie, et que le moindre retard, le moindre dérangement le faisait entrer en convulsions, et l'empêchait de travailler pendant quinze jours. Si ce biographe se fût borné à dire que ses chagrins avaient rendu son caractère un peu irritable, et surtout s'il n'eût pas ajouté à cette première exagération des assertions trop évidemment fausses, en prétendant que la vanité était son seul mobile et qu'il n'était charitable que par ostentation, on aurait pu y ajouter quelque foi. Mais on voit là trop ouvertement, comme l'a dit J.-B. Rousseau le dessein de déshonorer Molière; et l'on doit bien plutôt en croire mademoiselle Poisson, actrice de

la troupe du Palais-Royal, qui, ayant sur Grimarest l'avantage d'avoir vécu avec le grand homme dont elle parle, assure qu'il était complaisant et doux'.

Molière chercha dans la tranquillité de son intérieur un remède à sa douleur. Mademoiselle De Brie ne l'avait pas quitté, et l'intérêt qu'elle avait pris à ses tourmens avait vivement excité sa reconnaissance. Après cette rupture avec mademoiselle Molière, il renoua ses liaisons avec son ancienne amie. Quelqu'un lui témoignait un jour son étonnement de l'attachement qu'il avait pour une femme qui, disait-il, avait beaucoup de défauts. « Je les connais, répondit Molière; j'y suis accoutumé, et il faudrait que je prisse trop sur moi pour m'accommoder aux imperfections d'une autre. Je n'en ai ni le temps ni la patience3.» La Fontaine redoutait de même les amours superbes, et regardait une grisette comme un trésor;

On en vient aisément à bout,

On lui dit ce qu'on veut, bien souvent rien du tout.

Bien qu'on lise dans la Vie de Grimarest, que cette actrice n'était pas c'était un vrai

1. Grimarest, p. 247 et suiv.

insérée au Mercure, mai 1740.

belle, que

Lettre sur Molière et sa troupe,

2. Histoire du Théatre français (par les frères Parfait), t. XII, p. 472.

3. Grimarest, p. 251.

squelette, il demeure constant, par le témoignage de plusieurs contemporains, qu'elle était grande, bien faite, et extrêmement jolie. La nature lui accorda le don de conserver un air de jeunesse jusque dans un âge fort avancé. Quelques années avant sa retraite, ses camarades l'engagèrent à céder le rôle d'Agnès de l'École des Femmes à mademoiselle Du Croisy. Quand celle-ci entra en scène pour le remplir, le parterre demanda avec tant de chaleur mademoiselle De Brie, qu'on fut forcé de l'aller chercher chez elle, et qu'elle se vit obligée de venir jouer dans son habit de ville. Elle fut accueillie par plusieurs salves d'applaudissemens, et prit le parti de conserver ce rôle jusqu'à la fin de sa carrière théâtrale. On prétend qu'elle le jouait encore à soixante ans. Le quatrain suivant, qui fut fait pour elle, semble renfermer une allusion à l'anecdote que nous venons de rapporter:

Il faut qu'elle ait été charmante,

Puisque aujourd'hui, malgré les ans,
A peine des attraits naissaus

Égalent sa beauté mourante 1.

Le même biographe a assez compté sur la crédulité de ses lecteurs pour avancer encore qu'elle

1. La Fameuse comédienne, p. 9 et go. citée t. XII de l'Histoire du Théâtre français.

Note de M. Tralage,

Petitot, p. 58.

n'avait pas le sens commun'. A qui espérait – il donc faire croire que notre premier comique se plut à entretenir d'aussi longues liaisons avec un vrai squelette privé du commun bon sens. On en cherche en vain dans ces assertions.

C'est peut-être ici l'occasion de peindre les rapports de Molière avec les hommes qu'il jugeait dignes de son amitié. Sa société la plus habituelle se composait de Boileau, de La Fontaine, de Chapelle, de Racine, de Mignard, de l'abbé Lé Vayer (37), de Jonsac, de Desbarreaux, de Guilleragues, de Rohault, et d'un très-petit nombre d'autres hommes d'esprit. Molière, La Fontaine et Racine se réunissaient deux ou trois fois la semaine chez Boileau, qui demeurait alors dans une maison de la rue du Vieux-Colombier'; ils y soupaient, et discouraient ensemble sur la littérature, quand l'épicurien Chapelle, qui était aussi fréquemment de ces parties, leur permettait de parler raison.

La Fontaine, dans sa Psyché, a dépeint ces heureux entretiens; et le tendre souvenir qu'il en avait conservé, la douce émotion avec laquelle il en parlait encore quelques années après, peuvent

1. Grimarest, p. 257.

2. Titon du Tillet, Parnasse français, édit. in-12 de 1727, p. 141. -Vie de Chapelle (par Saint-Marc), p. lxij de l'édition des OEuvres de Chapelle et de Bachaumont, 1755.

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