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faire juger du bonheur qu'y goûtèrent ces hommes que leur amitié réunit de leur vivant, comme l'admiration de la postérité les réunit après leur mort.

Quatre amis, dont la connaissance avait commencé par le Parnasse, tinrent une espèce de société que j'appellerais Académie, si leur nombre eût été plus grand et qu'ils eussent autant regardé les Muses-que le plaisir. La première chose qu'ils firent, ce fut de bannir d'entre eux les conversations réglées et tout ce qui sent la conférence académique. Quand ils se trouvaient ensemble, et qu'ils avaient bien parlé de leurs divertissemens, si le hasard les faisait tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitaient de l'occasion: c'était toutefois sans s'arrêter trop long-temps à une même matière; voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontreraient en leur chemin diverses sortes de fleurs. L'envie, la malignité, ni la cabale, n'avaient de voix parmi eux. Ils adoraient les ouvrages des anciens, ne refusaient point à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues, parlaient des leurs avec modestie, et se donnaient des avis sincères, lorsque quelqu'un d'eux tombait dans la maladie du siècle et faisait un livre, ce qui arrivait rarement. »

Les distractions du fabuliste égayaient souvent ces réunions. Un jour que Boileau et Molière s'en

tretenaient de l'art dramatique, La Fontaine se prononça contre les à parte. « Rien, disait-il, n'est plus contraire au bon sens. Quoi, le parterre entendra ce qu'un acteur n'entend pas, quoiqu'il soit à côté de celui qui parle! » Boileau, voyant qu'il s'échauffait et qu'il était absorbé par cette discussion, se mit à dire à haute voix : « Il faut que La Fontaine soit un grand coquin, un grand maraud. » Il répéta plusieurs fois cette même apostrophe sans que son antagoniste en entendît rien; mais à la fin Boileau, Molière et les autres convives partirent d'un éclat de rire; La Fontaine en demanda le sujet, et en rit avec eux'.

Si l'on en croit l'auteur de la Galerie de l'ancienne cour3, Molière était presque aussi distrait que son ami. Ayant un jour loué une brouette pour se faire rouler au spectacle, pressé d'arriver et contrarié de la marche du conducteur, trop lent pour son impatience, il mit pied à terre et vint l'aider à pousser la voiture. Il ne s'aperçut de sa distraction qu'en entendant les éclats de rire de celui au secours duquel il était venu pour abréger la durée du voyage. Nous n'avons vu ce fait rapporté que dans ce seul ouvrage; mais il serait

1. Histoire de la Poésie française (par l'abbé Mervesin), 1706, p. 267. Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine, parM. Walckenaer, 3e édit., p. 143.

2. Galerie de l'ancienne Cour, art. MOLIÈRE.

peu étonnant que Molière, continuellement occupé des soins de sa direction, de la composition de ses pièces et de l'observation de la société, n'eût pas l'esprit très-présent à toutes ses actions. Boileau, nous l'avons déjà dit, l'avait surnommé le Contemplateur.

Le frère de celui-ci, Boileau Puimorin, s'était avisé de critiquer la Pucelle devant Chapelain : << C'est bien à vous d'en juger, lui dit l'auteur piqué, vous qui ne savez pas lire.» «Je ne sais que trop lire, repartit Puimorin, depuis que vous faites imprimer. » Il rapporta cette réplique à son frère et à Racine; ils la trouvèrent si piquante, qu'ils en firent aussitôt l'épigramme que voici :

Froid, sec, dur, rude auteur, digne objet de satire,
De ne savoir pas lire oses-tu me blâmer?
Hélas! pour mes péchés, je n'ai que trop su lire
Depuis que tu fais imprimer.

« Mon père, dit Louis Racine qui nous a transmis cette anecdote, représenta que, le premier hémistiche du second vers rimant avec le précédent et avec l'avant-dernier vers, il valait mieux dire de mon peu de lecture. Molière décida qu'il fallait conserver la première façon: Elle est, lui dit-il, la plus naturelle; et il faut sacrifier toute régularité à la justesse de l'expression; c'est l'art même qui doit nous apprendre à nous affranchir des règles

de l'art. » Boileau, frappé de la justesse de l'observation, la mit en vers dans le quatrième chant de l'Art poétique:

Quelquefois, dans sa course, un esprit vigoureux,
Trop resserré par l'art, sort des règles prescrites,
Et de l'art même apprend à franchir les limites 1.

Molière n'était pas le moins docile aux avis sincères dont parle La Fontaine. Boileau trouva qu'il y avait du jargon dans ces vers des Femmes sa

vantes:

Quand sur une personne on prétend s'ajuster,
C'est par les beaux côtés qu'il la faut imiter.

Notre auteur, qui ignorait en écrivant le travail et la peine, ne voulait point prendre celle de faire disparaître ce que son ami trouvait de répréhensible dans ces vers, et l'autorisa à les changer. Boileau les rétablit de cette manière:

Quand sur une personne on prétend se régler,
C'est par les beaux côtés qu'il lui faut ressembler 2.

Le satirique n'avait pas la même déférence pour les jugemens de ses amis. Molière, auquel il lisait tous ses ouvrages, ne put obtenir de lui qu'il refit

1. Mémoires sur J. Racine (par L. Racine), Lausanne, 1747,

P. 52.

2. Bolana, p 32.-Récréations littéraires, par

Cizeron-Rival,

le dernier de ces vers de l'épître sur le passage du

Rhin:

Il apprend qu'un héros conduit par la victoire
A de ses bords fameux flétri l'antique gloire.

<< Il peut faire entendre, disait-il, que la présence du Roi a déshonoré le fleuve. » Boileau ne se rendit point à cette critique, et le vers subsista'.

Nous avons déjà vu le rocailleux Chapelain être l'objet de leurs plaisanteries; sa Pucelle fut également pour eux le texte d'une sorte d'épigramme en action. Ce poëme restait toujours ouvert sur la table, et celui des convives auquel il échappait dans la conversation une faute de langage était, suivant la gravité de son délit grammatical, condamné à en lire quinze ou vingt vers. « L'arrêt qui imposait la lecture d'une page entière, dit Louis Racine, était l'arrêt de mort'. » Cette plaisanterie était toute naturelle de la part de Boileau et de Molière; mais il était au moins très étrange que Racine y prît part, lui qui, au dire même de son fils, avait été comblé de bienfaits par Chapelain (38). Cet oubli des convenances explique la

1. OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. I, Petitot, Vie de Molière, p. 41.

P. 62..

2. Mémoires sur la Vie de J. Racine (par L. Racine), Lausanne, 1747, p. 74. Histoire des environs de Paris, par M. Dulaure, t. I, p. 33.

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