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On sait qu'alors, séparés d'un accord mutuel, Molière et sa femme ne se voyaient plus qu'au théâtre. Le pauvre mari, qui n'eut d'autre tort que d'aimer une coquette, avait, malgré cette rupture, conservé pour elle des sentimens qu'elle ne méritait pas. La représentation du Misanthrope rouvrit nécessairement toutes les plaies de son cœur, et ralluma tout son amour. Il s'était chargé du rôle d'Alceste; mademoiselle Molière remplissait celui de Célimène, et il n'est pas permis d'attribuer au hasard la similitude de leur position avec celle de ces deux personnages de la pièce. Plein de ses justes griefs, plus plein encore de sa passion, il avait donné à Célimène toute la coquetterie d'Armande, en même temps qu'il l'avait ornée de tous ses charmes, de tout son art ́séducteur. Pour Alceste, il l'avait dépeint tel qu'il était honteux de se voir lui-même, bien persuadé de toute sa faiblesse, bien convaincu de l'indignité de celle qui en était l'objet, et dominé par un penchant qu'il déplorait, mais qu'il ne pouvait ni subjuguer ni conduire. Non, répond Alceste aux représentations de Philinte, comme, Molière à celles de Chapelle,

Non, l'amour que je sens pour cette jeune veuve
Ne ferme point mes yeux aux défauts qu'on lui treuve,
Et je suis, quelque ardeur qu'elle m'ait pu donner,
Le premier à les voir comme à les condamner,

Mais, avec tout cela, quoi que je puisse faire,

Je confesse mon faible, elle a l'art de me plaire :
J'ai beau voir ses défauts et j'ai beau l'en blâmer,
En dépit qu'on en ait elle se fait aimer;

Sa grace est la plus forte : et, sans doute, ma flamme
De ces vices du temps pourra purger son ame '.

Avec quelle vérité, avec quel accent de l'ame, Molière ne devait-il pas prononcer ces vers! Le dénouement du Misanthrope prouve qu'Alceste se berçait d'un faux espoir : les efforts de Molière ne furent pas moins malheureux.

Nous avons déjà dit que le Médecin malgré lui fut applaudi le 6 août 1666. On sut apprécier dès la première représentation le dialogue rapide de cet ouvrage, l'esprit vif et naturel, les traits brillans, mais sans apprêt, dont il est continuellement semé, enfin cette gaieté de bonne grace, cette joyeuse folie mises aujourd'hui à l'index et condamnées au bannissement par ce que nous sommes convenus de nommer le bon goût. Les successeurs de Molière, ne pouvant y atteindre, les ont proscrites. Le style d'un seul auteur, Beaumarchais, rappelle celui de cette pièce. Mais ses personnages, toujours spirituels, ne sont pas toujours vrais ; et c'est plus souvent lui qui parle que le tuteur de Rosine et l'amant de Suzanne. Selon Ménage, Molière en composant son rôle

1. Le Misanthrope, acte I, sc. 1.

de Sganarelle eut en vue le perruquier Didierl'Amour, que Boileau a de son còté fait figurer dans le Lutrin. Cet homme, auquel sa taille gigantesque et son caractère altier avaient donné un certain empire dans son quartier, la cour de la Sainte-Chapelle, avait épousé en premières noces un femme vive et emportée qu'il étrillait comme Sganarelle sans s'émouvoir. Mais devenu veuf il en épousa une jeune et jolie, qui vengea la défunte par la domination qu'elle exerça sur lui. Boileau, qui avait été quelquefois témoin des querelles du premier ménage, les rapporta à son ami, qui en sut faire son profit'.

Celui-ci ne parlait de son Fagotier, c'est ainsi qu'il appelait cette pièce, que comme d'une farce sans conséquence. Subligny lui reprocha cette injuste modestie dans des vers qui ne sont pas les plus mauvais de la Muse Dauphine:

Molière, dit-on, ne l'appelle

Qu'une petite bagatelle:

Mais cette bagatelle est d'un esprit si fin,

Que, s'il faut que je vous le die,

L'estime qu'on en fait est une maladie

Qui fait que,

dans Paris, tout court au Médecin 2.

1. Ménagiana, édit. de 1715, t. III, p 16 et suiv.-Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 23.

2. La Muse dauphine, de Subligny; "oir l'Histoire du Théatre français (par les frères Parfait), t. X, p. 125.

Nous aurions pu citer dans le nombre des personnes que Molière fréquentait, le président Rose, également lié avec Despréaux et Racine. Peu de jours après la première représentation du Médecin malgré lui, le président se trouvant avec l'auteur applaudi chez le duc de Montausier, l'accusa au milieu d'un cercle nombreux de s'être approprié, sans en faire honneur à qui de droit, le couplet que chante Sganarelle :

Qu'ils sont doux,

Bouteille jolie,

Qu'ils sont doux

Vos jolis gougloux!

Mais mon sort ferait bien des jaloux,
Si vous étiez toujours remplie ;
Ah! bouteille, ma mie,

Pourquoi vous videz-vous?

Molière soutint qu'elle était de lui; Rose répliqua qu'elle était traduite d'une épigramme latine, imitée elle-même de l'Anthologie grecque; Molière le défia de produire cette épigramme; Rose la lui dit sur-le-champ:

Quam dulces,
Amphora amoena,

Quam dulces,

Sunt tuæ voces !

Dum fundis merum in calices,

Utinam semper esses plena!

Ah! cara mea lagena,
Vacua cur jaces?

La latinité avait assez le goût antique pour en imposer aux plus fins connaisseurs en ce genre, la galerie y fut trompée; aussi Molière restait confondu, quand son ami, après avoir joui un moment de son embarras, s'avoua enfin pour l'auteur de la chanson improvisée '.

A la fin de cette même année, Louis, toujours avide de plaisirs, voulut donner à sa cour une fête plus galante encore que les précédentes. Les acteurs de l'hôtel de Bourgogne se réunirent pour cette fois à ceux du Palais-Royal. La fameuse tragédie de Pyrame et Thisbé fut choisie pour cette solennité, et Benserade fut chargé de composer un ballet où chacune des Muses déployât tous les prestiges de ses attributs. Le poète de cour chargea Molière de remplir la partie du cadre que devaient occuper Thalie et Euterpe. Les deux premiers actes de Mélicerte, que Molière n'acheva jamais, et la Pastorale comique, dont il brûla depuis le manuscrit, formèrent le contingent qu'il avait à fournir en cette occasion. Mais

1. Récréations littéraires, par Cizeron - Rival. - Éloge du président Rose, t. II, p. 166, des OEuvres de d'Alembert, édit. Belin.

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2. OEuvres de Molière, avec les remarques de Petitot, 1812, t. III, Réflexions sur Mélicerte et la Pastorale comique. OEuvres de Molière, avec un commentaire par M. Auger, t. V, p. 433.

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