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qui ne devait recevoir que bien tard son exécution, ils revinrent à Paris; et le théâtre de Molière, qui avait suspendu ses représentations pendant toute la durée de leur absence, les reprit le 25 septembre'.

On s'étonnerait probablement que nous passassions sous silence une anecdote plus piquante que vraisemblable, et par cela même généralement accréditée. C'est cependant le parti que nous prendrions, si cette popularité ne nous faisait un devoir d'en démontrer la fausseté. Il n'est personne qui n'ait lu dans tous les ana que le 7 août, au moment où le public, accouru pour la seconde représentation, comptait voir commencer ses jouissances, la toile se leva, et que Molière, après les trois saluts d'usage alors comme aujourd'hui, dit en s'adressant à l'assemblée :

Messieurs, nous comptions avoir l'honneur de vous donner la seconde représentation du Tartuffe, mais M. le premier président ne veut pas qu'on le joue. » L'inventeur de cette pasquinade, qui tenait à paraître donner les propres paroles de Molière, aurait dû se rappeler qu'une défense royale avait prohibé ce titre de Tartuffe, et qu'il ne se serait par conséquent servi que de celui de l'Imposteur; mais il semble avoir oublié surtout

1. Registre précité.

que Molière ne se fût pas permis en public une aussi grossière attaque envers un homme dont toutes les vertus ne pouvaient être effacées à ses yeux par une mesure qui était celle du parlement et non la sienne propre. Non, Molière, qui a donné tant de preuves de son respect pour les convenances, ne les eût point violées à l'égard d'un citoyen chez qui la vertu était austère, mais sans rudesse, la religion zélée, mais sans aveuglement. Le protecteur et l'ami de Boileau et du grand Corneille, le magistrat qui montra une courageuse bienveillance envers Fouquet malheureux, avait trop de titres à la reconnaissance des hommes de lettres et à l'estime du public, pour que quelqu'un eût pu le croire joué; et Molière, en admettant qu'il eût été assez peu modéré, ce que nous ne saurions croire, pour se laisser aller à cet injuste jeu de mots, eût bientôt vu ses défenseurs jusque-là les plus constans l'abandonner, et le laisser seul aux prises avec la cabale. Nous avons tout lieu de croire que le folliculaire obscur qui a accusé Molière de cette charge n'a pas même le mérite, assez triste il est vrai, de l'avoir inventée. « On avait fait à Madrid une comédie sur l'Alcade : il eut le crédit de la faire défendre; néanmoins les comédiens eurent assez d'amis auprès du Roi pour la faire réhabiliter. Celui qui fit l'annonce, la veille que cette

pièce devait être représentée, dit au parterre : Messieurs, le Juge (c'était le nom de la pièce) << a souffert quelques difficultés : l'Alcade ne vou<«< lait pas qu'on le jouât; mais enfin Sa Majesté «< consent qu'on le représente1. » Cette anecdote, qu'on lit dans le Ménagiana, a évidemment fourni l'idée et le trait de celle où l'on s'est calomnieusement plu à faire figurer Molière (5).

Grimarest a prétendu que notre auteur, découragé par tant de persécutions, en avait conçu un profond chagrin, et que souvent on lui avait entendu dire en parlant de cette comédie : « Je me suis repenti plusieurs fois de l'avoir faite'. » Rien ne serait plus opposé qu'une telle exclamation, qu'une telle pensée, au caractère de Molière, qui ne connut de faiblesses qu'en amour. Rien dans ses ouvrages, dans ses actions, ne peut porter à croire qu'il ait eu jamais le dessein de fuir devant de tels ennemis, ou le regret de se les être attirés. On le vit au contraire solliciter sans relâche des permissions du Roi, dans des placets qui respiraient une noble fermeté et une tranquille indépendance, et ajouter dans ces écrits, par des traits et des sarcasmes nouveaux, à tous les griefs que la cabale pouvait avoir déjà contre

1. Ménagiana, édit.'de 1715, t IV, p. 173 et 174. 2. Grimarest, p. 205.

lui. « Pourquoi, répondit-il à ceux qui lui faisaient un reproche d'avoir profané la morale en la mettant en scène; pourquoi ne me serait-il pas permis de faire des sermons, tandis qu'on permet au père Mainbourg de faire des farces'? » Les chefs-d'œuvre et les folies que nous allons voir se succéder rapidement réfuteront d'ailleurs plus que suffisamment ce prétendu abattement d'esprit, ce découragement, ce profond chagrin.

J.-B. Rousseau, dans une de ses lettres à Bros

sette, dit que l'aventure du Tartuffe se passa chez la duchesse de Longueville. L'abbé de Choisy nous apprend dans ses mémoires que Molière, en traçant son principal rôle, eut en vue l'abbé de Roquette, depuis évêque d'Autun, un des plus empressés courtisans de cette dame, le même dont Boileau a fait valoir les droits à la propriété de ses sermons:

On dit que l'abbé Roquette
Prêche les sermons d'autrui.
Moi qui sais qu'il les achète,
Je soutiens qu'ils sont à lui.

Madame de Sévigné, sans nous faire connaître davantage l'aventure en question, confirme pleinement l'assertion de l'abbé de Choisy quand elle

1. Supplément à la vie de Molière, par Bret, édit. des OEuvres, de Molière, 1773, t. 1, p. 66.

écrit : « Il a fallu dîner chez M. d'Autun; le pauvre homme! » et une autre fois, à propos de l'oraison funèbre prononcée pour cette même duchesse par le même prélat : « Ce n'était point Tartuffe, ce n'était point un pantalon, c'était un prélat de conséquence (6). »

Nous avons indiqué où Molière avait pris son modèle, il nous reste maintenant à faire connaître l'origine du titre de sa pièce. Cette généalogie d'un mot pourrait paraître minutieuse en toute autre occasion; mais rien de ce qui concerne le chef-d'œuvre de notre scène ne saurait manquer d'intérêt. Quelques commentateurs, entre autres Bret, ont prétendu que Molière, plein de l'ouvrage qu'il méditait, se trouvait un jour chez le nonce du Pape avec plusieurs saintes personnes. Un marchand de truffes s'y présenta, et le parfum de sa marchandise vint animer les physionomies béates et contrites des courtisans de l'envoyé de Rome: Tartufoli, signor nunzio, Tartufoli, s'écriaient-ils en lui présentant les plus belles. Suivant cette version, c'est ce mot de Tartufoli, prononcé avec une sensualité toute mondaine par ces bouches mystiques, qui aurait fourni à Molière le nom de son imposteur'. Le premier nous avons combattu cette fable, et

1. OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. IV, p. 399.

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