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l'honneur que nous a fait un de nos littérateurs les plus distingués en adoptant notre opinion nous engage à la reproduire ici :

On disait généralement encore, du temps de Molière, truffer (pour tromper), dont on avait fait le mot truffe, qui convient très-bien à l'espèce de fruit qu'il sert à désigner, à cause de la difficulté qu'on a à le découvrir. Or il est bien certain qu'on employait autrefois indifféremment truffe et tartuffe, ainsi qu'on le voit dans une ancienne traduction française du traité de Platina intitulé De honestá Voluptate, imprimée à Paris en 1505, et citée par Le Duchet dans son édition du Dictionnaire Étymologique de Ménage. L'un des chapitres du livre IX de ce traité est intitulé des Truffes ou Tartuffes; et, comme Le Duchat et autres étymologistes regardent tous le mot truffe comme dérivé de truffer, il est probable que l'on n'a dit aux quinzième et seizième siècles tartuffe pour truffe, que parce qu'on pouvait dire également tartuffer pour truffer. « Les truffes, ajoute M. Étienne après avoir indiqué la même étymologie, viendraient donc de la tartufferie: peutêtre n'est-ce point parce qu'elles sont difficiles à découvrir qu'on leur a donné ce nom, mais parce qu'elles sont un moyen puissant de séduction, et que la séduction n'a guère d'autre but que la tromperie. Ainsi, d'après une antique tradition,

les grands diners qui ont aujourd'hui une si haute influence dans les affaires de l'État seraient des dîners de tartuffes. Il y a des étymologies beaucoup moins raisonnables que celle-là. >>

Le caractère de Tartuffe est certainement le plus profondément tracé de tous ceux qui ont été mis sur la scène jusqu'à ce jour. C'est l'ame d'un hypocrite devinée ou surprise, car elle ne se dévoile pas d'elle-même, elle ne se livre à personne; et La Harpe a bien su apprécier l'intention de Molière et la difficulté qu'il a eue à vaincre, lorsqu'il l'a loué de n'avoir donné à son Tartuffe ní confident ni monologue, de n'avoir montré ses vices qu'en action.

La Bruyère, dont l'amour-propre a, dans cette circonstance, faussé le jugement, essaya, dans son chapitre de la Mode, de tracer un caractère de faux dévot qui fût la contre-partie et la critique de celui de Molière. Son Onuphre n'est qu'une création sans mouvement et sans vie, et qui par conséquent ne saurait être appropriée à la scène; et ce qui prouve d'ailleurs combien le censeur est demeuré loin de l'auteur qu'il a osé critiquer, c'est que jamais aucun des originaux qui s'étaient reconnus dans le premier portrait, et qui avaient maudit leur peintre, ne fit entendre la moindre clameur contre le second. Ce silence parle plus haut que toutes les critiques.

Outre les reproches adressés par le Théophraste français à ce rôle, on lui a encore fait celui d'être odieux, et par conséquent presque insupportable à la scène. Ce dernier n'est pas mieux fondé que les autres; car Molière, pendant quatre actes, a principalement fait envisager le côté ridicule du personnage; et si, au cinquième, il lui a donné une audace plus ouverte, ce n'était, comme l'a dit J.-B. Rousseau, que pour y apporter le dernier coup de pinceau '; d'ailleurs, le châtiment ne se fait pas long-temps attendre, et, dès les premiers vers que prononce l'exempt, le spectateur respire et son cœur se desserre.

Quel art! quelle variété dans la peinture de cet admirable tableau! Madame Pernelle a tout l'entêtement, toute la prévention de l'âge et de la bigoterie; Cléante, toute la modération et toute la tolérance d'un homme éclairé et sagement religieux; Orgon est violent dans son fanatisme, aveugle dans son engouement; Elmire, vertueuse sans pruderie, sage sans ostentation : le caractère de Damis est impétueux et irréfléchi; celui de Valère est sensible et généreux; Mariane montre une ame aimante et douce, Dorine un esprit mordant qui s'exerce même aux dépens d'une famille qu'elle sert avec attachement. Enfin, dans cette

1. Lettre à M. Chauvelin, t. V, p. 325 de l'édition des OEuvres de J.-B. Rousseau; donnée par M. Amar.

admirable conception, il n'est pas une seule idée, il n'est pas un seul détail qui ne réponde à la sagesse, à la perfection de l'ensemble.

Molière n'avait rien négligé non plus pour que l'exécution scénique fût également irréprochable. Il s'était chargé du rôle d'Orgon, et avait confié celui d'Elmire à sa femme. Comme elle prévoyait bien que cette pièce attirerait beaucoup de monde, mademoiselle Molière avait à cœur de s'y faire remarquer par l'éclat de sa toilette : elle commanda donc un habit magnifique sans en rien dire à son mari, et, le jour de la représentation, elle se mit de très-bonne heure en devoir de s'en vêtir. Molière, en faisant sa ronde, entra dans sa loge pour voir si elle se préparait. « Comment donc, dit-il en la voyant si parée, que voulez-vous dire avec cet ajustement? Ne savez-vous pas que vous êtes incommodée dans la pièce? et vous voilà éveillée et ornée comme si vous alliez à une fête. Déshabillez-vous vite, et prenez un habit convenable à la situation où vous devez être 1. »

Nos Elmires ignorent probablement cette anecdote, ou du moins les soins de l'amour-propre l'emportent chez elles sur leur respect pour les intentions de l'auteur. Il est vrai que, s'il fallait les observer toutes fidèlement, la représentation

1. Grimarest, p. 259 et 260.

de ce chef-d'œuvre serait aujourd'hui impossible: il n'est guère d'acteurs qui eussent le droit d'y prendre un rôle. L'anecdote suivante fait connaître les qualités, bien rares de nos jours, que Molière exigeait de ses interprètes:

Un soir qu'on représentait le Tartuffe, Champmêlé, qui ne faisait pas encore partie de la troupe, alla voir Molière dans sa loge, près du théâtre. Ils n'en étaient qu'à l'échange des premiers complimens d'usage, quand Molière, se frappant la tête avec les marques du plus violent désespoir, se mit à crier Ah! chien! ah! bourreau! Champmêlé crut qu'il tombait en démence, et ne savait trop quel parti prendre; mais Molière, qui s'aperçut de son embarras, lui dit : « Ne soyez pas surpris de mon emportement : je viens d'entendre un acteur déclamer faussement et pitoyablement quatre vers de ma pièce; et je ne saurais voir maltraiter mes enfans de cette force-là sans souffrir comme un damné' (7). »

Le trait que nous allons rapporter fera également connaître avec quel tact Molière savait apprécier l'aptitude de ses camarades.

Une actrice nommée Bourguignon, après avoir parcouru la Hollande avec des comédiens ambulans, s'engagea dans une troupe qui se trouvait à

1 Grimarest, p. 202.

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