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gnard dans le cœur de vos parens, que de monter sur le théâtre; vous en savez les raisons. Je me suis toujours reproché d'avoir donné ce déplaisir à ma famille; et je vous avoue que si c'était à recommencer, je ne choisirais jamais cette profession. Vous croyez peut-être, ajouta-t-il, qu'elle a ses agrémens: vous vous trompez. Il est vrai que nous sommes en apparence recherchés des grands seigneurs; mais ils nous assujettissent à leurs plaisirs, et c'est la plus triste de toutes les situations, que d'être l'esclave de leur fantaisie. Le reste du monde nous regarde comme des gens perdus, et nous méprise. Ainsi, monsieur, quittez un dessein si contraire à votre honneur et à votre repos. Si vous étiez dans le besoin, je pourrais vous rendre mes services; mais, je ne vous le cèle point, je vous serais plutôt un obstacle. Représentez-vous la peine que nous avons. Incommodés ou non, il faut être prêts à marcher au premier ordre, et à donner du plaisir, quand nous sommes bien souvent accablés de chagrins; à souffrir la rusticité de la plupart des gens avec qui nous avons à vivre, et à captiver les bonnes graces d'un public qui est en droit de nous gourmander pour l'argent qu'il nous donne. Non, monsieur, croyez-moi, encore une fois, ne vous abandonnez point au dessein que vous avez pris. >>

En vain Chapelle, qui survint pendant cette ́scène, la raison un peu troublée par les fumets du vin, essaya-t-il de persuader à Molière et au jeune homme lui-même que ce serait un meurtre, avec autant de dispositions pour la déclamation, d'embrasser la profession d'avocat, qu'il devait se faire comédien ou prédicateur; Molière persista dans ses conseils avec une nouvelle force, et parvint à déterminer celui-ci à renoncer à l'art dramatique. L'historien auquel nous empruntons ce fait ne dit pas s'il lui laissa l'alternative de monter dans la chaire '.

Parmi les acteurs de l'Illustre Théâtre, on distinguait, outre Du Parc, dit Gros-René, dont le nom est devenu plus célèbre encore par la beauté de la femme que par le talent du mari 2 (23), Béjart aîné (24), Béjart cadet et Madeleine Béjart. Ceuxci tenaient le jour d'un Joseph Béjart, auquel plusieurs actes donnent la qualité de procureur au Châtelet de Paris 3 (25). Quelle qu'ait été sa profession, il paraît toutefois que lui et Marie Hervé, sa femme, s'occupèrent peu de l'éducation de

1. Grimarest, p. 233 et suiv.—Vie de Chapelle, par Saint-Marc, p. lj, à la tête des OEuvres de Chapelle et Bachaumont, 1755. Mercier a mis cette anecdote en scène, dans son drame de Molière, acte V, sc. 4; mais au jeune homme il a substitué une jeune fille. 2. Histoire du Théâtre français, t. VIII, p. 409. Galerie historique du Théâtre français, par M. Lemazurier, t. I, p. 253 et 25t. 3. Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 15.

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leurs enfans, qui tous prirent le parti du théâtre. Malgré l'incurie de leurs parens, les deux Béjart. se firent toujours remarquer par la noblesse et l'élévation de leurs sentimens. Molière les estimait et les aimait beaucoup. Madeleine Béjart, qui n'était pas également digne de son estime, mais pour laquelle il ressentit cependant durant quelque temps un sentiment plus tendre, figurera plus d'une fois dans cette histoire; quant à leur jeune sœur Armande-Gresinde-Claire-Élisabeth Béjart, depuis épouse de Molière, ce ne fut que dans cette même année qu'elle naquit (1645). Ne voulant point intervertir l'ordre des événemens, nous nous bornons en ce moment à donner cette date, qui ne nous sera pas inutile pour réfuter plus tard une atroce calomnie.

La régence d'Anne d'Autriche ne tarda pas à devenir orageuse. On vit bientôt, selon l'expression d'un des hommes les plus spirituels de notre époque, «< ce mélange singulier du libertinage et de la révolte; ces guerres à la fois sanglantes et frivoles; ces magistrats en épée; ces évêques en uniforme; ces héroïnes de cour suivant tour à tour le quartier - général et la procession, ces beaux- esprits factieux, improvisant des épigrammes au milieu des séditions, et des madrigaux au milieu des champs de bataille; cette physionomie de la société variée à l'infini; ce

jeu forcé de tous les caractères; ce déplacement de toutes les positions; ce contraste de toutes les habitudes. » On conçoit facilement qu'un temps où une libre carrière était ouverte à toutes les ambitions fut favorable à l'observation des ridicules, des travers et des vices; car ils étaient tous en jeu dans ces jours de licence et d'intrigue; et, sous ce rapport, Molière, avec son esprit contemplateur, ne l'employa point inutilement. Mais cette crise devait frapper de langueur les frivoles divertissemens de la scène : aussi lui fallut-il quitter Paris pour aller, avec sa troupe, tenter une fortune lointaine.

Toutes les circonstances de la vie de Molière depuis le commencement de 1646 jusqu'en 1653, sont presque entièrement ignorées. On sait seulement qu'il consacra les quatre ou cinq premières années de cet intervalle à exploiter la curiosité des provinces; qu'il se rendit d'abord à Bordeaux, où le fameux duc d'Épernon, alors gouverneur de la Guienne, l'accueillit avec une grande bienveillance', que, si l'on en croit une ancienne tradition à laquelle Montesquieu accordait une

1. Théâtre-Français, ou Recueil des chefs-d'œuvre composant le Répertoire, Panckoucke, 1824, première livraison, Notice sur le Tartuffe, par M. Étienne.

2. Mémoires manuscrits de M. de Tralage, art. 77 du vol in-4o, Q. Q. 688. — Histoire du Théâtre français, tom. X, p. 74.

entière confiance, il y fit représenter une tragédie de lui qui avait pour titre, la Thébaïde, et dont le malheureux sort le détourna à propos du genre tragique'. Il est, à la vérité, impossible de fournir une preuve bien positive à l'appui de cette assertion; mais on sentira qu'elle offre assez de vraisemblancé, pour peu qu'on réfléchisse à la passion malheureuse que Molière eut long-temps pour le genre sérieux; passion dont le Prince jaloux et ses excursions comme acteur dans le grand emploi tragique sont les tristes témoignages. On verra aussi qu'il regardait ce sujet de la Thébaïde comme tout-à-fait propre à la tragédie, puisque ce fut lui qui plus tard le donna à traiter au jeune Racine. De retour à Paris vers l'année 1650, il y fut accueilli avec le plus grand intérêt par son ancien condisciple le prince de Conti, qui fit venir plusieurs fois sa troupe à son hôtel pour y jouer la comédie (26).

En 1653, cette caravane comique partit pour Lyon, où fut représentée pour la première fois la comédie de l'Étourdi. La pièce et les comédiens obtinrent un succès complet, et les Lyonnais oublièrent bientôt un autre théâtre que leur ville possédait depuis quelque temps, et dont les principaux acteurs prirent le parti de passer au nou

1. OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. I, p. 53. Études sur Molière, par Cailhava, p. 8.

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