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peut-être de son affection de poitrine, et gêné dans son jeu par des crises de toux, Molière aura voulu, en donnant cette même indisposition à son personnage, se faire pour ainsi dire pardonner la sienne par les spectateurs. Il prit la même précaution pour Béjart cadet. Cet acteur, se trouvant sur la place du Palais-Royal, aperçut deux de ses amis qui venaient de mettre l'épée à la main l'un contre l'autre. Il se jeta au milieu d'eux, et, en rabattant avec son arme celle de l'un des combattans, il se blessa au pied si grièvement qu'il en demeura estropié. Il y avait peu de temps que ce malheur lui était arrivé, et l'on devait être embarrassé dans la troupe de savoir si le parterre pourrait souffrir un acteur boiteux. Molière aplanit la difficulté en donnant la même infirmité à La Flèche; et Béjart put ensuite boiter impunément dans tous ses rôles. Ce comédien étant très aimé du parterre, les acteurs qui étaient chargés de son emploi en province cherchaient à reproduire son jeu autant que cela leur était possible; ils poussèrent l'imitation jusqu'à boiter non-seulement dans le rôle de La Flèche, où la phrase d'Harpagon le rendait nécessaire, mais indistinctement dans tous ceux que jouait Béjart'.

1. Histoire du Théatre français, t. XI, p. 305.—Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 14.

Les succès d'Amphitryon et de George Dandin, la fortune incertaine de l'Avare, n'avaient point fait perdre de vue à leur auteur le fruit trop long-temps proscrit de sa verve comique. Il n'avait pas interrompu un seul instant ses recours en grace pour le Tartuffe. Le prince de Condé, comme pour venger Molière de l'injuste rigueur qu'on exerçait contre lui, avait bien encore fait représenter cette comédie à Chantilly, le 20 septembre 1668'; mais ces consolans égards ne pouvaient suffire à notre auteur; et, à force de démarches nouvelles, il obtint enfin la permission qu'il appelait depuis si long-temps de tous ses vœux. Le 5 février 1669, le Tartuffe fut rendu à la juste impatience du public, que quarante-quatre représentations consécutives satisfirent à peine; et, depuis, cet admirable ouvrage n'a cessé de figurer au répertoire courant que dans nos temps de révolution, où l'hypocrisie de religion eût été, sinon une vertu, du moins un acte de courage; et naguère, lorsque des personnages influens, semblant voir une personnalité dans le chef-d'oeuvre de Molière, ont voulu le punir d'avoir offert un miroirà leurs yeux.

La pièce subit quelques changemens de l'une

1. OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. IV, p. 253.

à l'autre représentation. La Lettre sur la comédie de l'Imposteur, dont nous avons déjà parlé, sert à constater quelques modifications ou suppressions dans sept ou huit scènes; en outre, Molière rendit à son personnage le nom de Tartuffe, la pièce ne porta plus qu'en second son titre de l'Imposteur, et reprit celui qu'elle avait d'abord, et sous lequel est elle depuis long-temps uniquement connue. La tradition prétend aussi qu'à la première représentation, celle d'août 1667, Tartuffe disait, dans la scène 7 de l'acte III, en parlant du fils d'Orgon :

O ciel! pardonne-lui comme je lui pardonne!

et que les ennemis de Molière, ayant voulu y reconnaître un prétendu travestissement du Dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris de l'Oraison dominicale, il fut forcé, à la seconde représentation, de remplacer ce vers celui que dit aujourd'hui le saint homme:

par

O ciel! pardonne-lui la douleur qu'il me donne !

Nous ne voyons rien que de très - vraisemblable dans cette anecdote : les tartuffes nous ont habitués à tout croire en fait de persécutions.

La cabale ne négligea aucun moyen pour

1. Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 97 et 98. Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. IV, p.

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révo

OEuvres de

252.

quer en doute le mérite de cette immortelle production et pour en balancer le succès; c'est dans ce dernier but que l'on représenta, six semaines après, sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, la Femme juge et partie, de Montfleuri fils; production qu'ils regardaient, avec raison, comme propre à piquer vivement la curiosité publique. En effet, le sujet de la pièce, fourni à l'auteur par l'aventure romanesque du marquis de Fresne, qui avait réellement vendu sa femme à un corsaire, excita tant d'empressement, que ce médiocre ouvrage obtint à peu près le même nombre de représentations que le chef-d'œuvre de notre scène 1. « Ce dernier fait, disent les historiens de notre théâtre, n'a rien que de fort ordinaire; on aurait plus lieu de s'étonner si le bon goût avait prévalu. »>

On nous pardonnera peut-être d'intervertir l'ordre des temps, en parlant ici d'une comédie en un acte et en vers, qu'un anonyme fit paraître, en 1670, sous le titre de la Critique du Tartuffe. Il est fort douteux que cette rapsodie ait jamais été représentée. Elle était précédée d'une satire contre le même chef-d'œuvre, adressée à l'auteur

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1. Grimarest, p. 203. Voltaire, Vie de Molière, p. 98. Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. X, p. 405. – Anecdotes dramatiques, t. I, p. 352. -- Petitot, p. 57.

2. Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. X, p. 411. Voltaire prétend le contraire; mais il est continuellement en défaut pour tous ces détails historiques.

pam

par un de ses amis. Les noms de ces deux phlétaires sont demeurés ignorés. Mais Bret a fait observer, avec quelque apparence de raison, que l'on doit peut-être attribuer à Pradon et à sa secte tout l'honneur de la dernière de ces estimables productions. Quelques vers ont un air de famille avec le sonnet contre la Phèdre de Racine(8). L'on se borne toutefois, dans cette épître, à attaquer la réputation littéraire de Molière, et le mérite de son ouvrage, dont on dit

Un si fameux succès ne lui fut jamais dû,
Et, s'il a réussi, c'est qu'on l'a défendu.

Il n'en est pas de même de la Critique dont nous venons de parler. Après avoir parodié de la manière la plus scandaleuse les principales situations de la pièce de Molière, l'auteur examine l'action sous le point de vue moral, et démontre qu'elle ne peut sortir que du cerveau d'un ennemi du Roi. Il faudrait être bien obstiné, pour ne pas se rendre à la force d'argumens semblables :

En fidèle sujet, il (Tartuffe) va trouver son Roi,
Et l'instruit d'un secret qui le tire de peine :
Mais, parce qu'il commence à nuire sur la scène,
Pour l'en faire sortir, cet auteur sans raison
Fait commander au Roi qu'on le mène en prison;
Et, contre son devoir, quoi qu'Orgon ait pu faire,
Et sachant ce secret, quoiqu'il ait su s'en taire,

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