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Quoi qu'il en soit, les dépouilles funèbres qu'on recueillit comme étant celles des deux illustres amis ne reçurent pas les honneurs pour lesquels on avait troublé leur repos. Pendant sept ans, ces mânes précieux furent transportés successivement dans plusieurs lieux, où ils demeurèrent dans un profond abandon. Enfin, M. Alexandre Lenoir, conservateur des Monumens Français, rougissant pour notre patrie de sa coupable indifférence, obtint, par ses instantes démarches, la translation des deux cercueils aux Petits-Augustins; elle eut lieu sans aucune pompe, le 7 mai 1799.

Le Musée des Monumens Français ayant été supprimé le 6 mars 1817, les restes présumés de Molière et de La Fontaine, après avoir été présentés en grande pompe à l'église paroissiale de SaintGermain-des-Prés, furent transportés au cimetière du Père-la-Chaise. C'est là que deux tombeaux voisins, dont les noms qu'ils portent sont le plus bel ornement, rappellent à l'étranger qui visite ces lieux deux des titres les plus incontestables de notre gloire littéraire. Puisse l'émotion que ces grands souvenirs font naître dans son cœur l'empêcher de remarquer la mesquinerie de l'hommage que leur patrie leur a rendu! Puisse-t-elle surtout lui dérober cette épitaphe latine, dont l'auteur ignorait même l'âge auquel Molière cessa de vivre, et que la malignité publique attribue ce

pendant à notre Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (14).

Ici finit notre rôle d'historien; mais il nous reste encore à venger Molière de prétentions injustes et de reproches sans fondement. Déjà nous avons essayé de repousser les attaques que J.-J. Rousseau a dirigées contre lui et qui n'ont rien gagné à être reproduites par Mercier, dans son Essai sur l'Art dramatique et dans plusieurs chapitres de son Bonnet de nuit ; entreprenons encore de répondre à quelques autres de ses détracteurs.

L'envie et la médiocrité, qui, ne pouvant s'élever jusqu'aux hommes de génie, voudraient du moins les rabaisser jusqu'à elles, ont prétendu que ce grand comique n'avait rien créé, et que ses pièces, souvent traduites, étaient le reste du temps imitées d'auteurs français et étrangers. Les Italiens surtout ont revendiqué, pour les imbroglios et les canevas de leur théâtre, l'honneur d'avoir fourni à Molière l'idée, le plan, les caractères et même le dialogue de la plupart de ses chefs-d'œuvre. Le Misanthrope, à les en croire, est un vol manifeste fait à leur scène'. Ces prétentions ont cela de commode qu'elles dispensent de les réfuter : « Soyez surtout bien en garde, a dit J.-B. Rousseau, contre ce que les Italiens, toujours admirateurs d'eux-mêmes,

1. Voir ci-après la note 47 du livre II.

nous racontent des courses que Molière a faites sur leurs terres. Il n'y en a pas au monde de plus désertes ni de plus stériles que les leurs'. »

Nous ne prétendons pas nier cependant que Molière ait emprunté à ses devanciers des idées qu'il a su faire fructifier. Nos vieux écrivains ont été mis par lui à contribution avec un rare bonheur. Il n'a pas dédaigné surtout ce conteur plein de verve et d'originalité, Rabelais, qu'on ne lit plus assez depuis que Voltaire, qui a fait son profit d'un grand nombre de ses plaisanteries, l'a condamné par un jugement aussi tranchant que superficiel; «< comme un gourmand, a dit un homme d'esprit, qui crache au plat pour en dégoûter ses convives. » Mais, qu'on prenne un seul instant la peine de rapprocher Molière des auteurs qu'il a mis à contribution, et l'on verra si imiter de la sorte ce n'est pas inventer.

Un critique dont l'Allemagne littéraire s'enorgueillit avec raison, M. Schlegel, dans son Cours de littérature dramatique, porte sur Molière un jugement plus que rigoureux. Nous nous bornerons à faire observer qu'un poète comique qui peint la plupart du temps les habitudes de son siècle et de son pays, ne saurait être jugé que bien

1. OEuvres de J.-B. Rousseau, édition donnée par M. Amar, t. V, p. 300; lettre à Brossette, du 24 mars 1731.

difficilement par des hommes d'un autre âge, nés dans d'autres contrées dont les goûts, les penchans, et par conséquent les travers et les ridicules, different essentiellement. Les brillans marquis du Misanthrope doivent paraître aussi faux à des Allemands que les vers de Goëthe et les noms de ses personnages paraissent barbares et antiharmonieux aux académiciens français qui ne savent pas les prononcer. On peut d'ailleurs être porté à croire, avec un de nos critiques les plus distingués, que les appréciations de M. Schlegel ne sont pas toujours impartiales, et qu'il put bien songer en rabaissant le génie de Racine et de Molière, à venger son pays de l'oppression de Napoléon et à ranimer la nationalité allemande.

Mais ce n'est plus contre l'amour-propre rival d'auteurs étrangers, ou contre les erreurs d'un censeur récusable, qu'il nous faut maintenant défendre notre comique. C'est de la sévérité, tranchons le mot, c'est de l'injustice avec laquelle Boileau, qui du reste ne cessa un seul instant de se montrer son ami sincère, jugea trop long-temps ses productions, que nous devons chercher à le venger.

Du vivant de l'auteur du Misanthrope et du Tartuffe, Boileau ne parla guère que deux fois de

1. M. Dubois, voir le Globe, t. V, p. 464, no du 23 octobre 1827.

lui dans ses ouvrages: la première, et c'est celle où l'éloge fut le plus délicat, pour lui demander :

Sut-il mieux badiner

La seconde, pour lui dire:

Térence que toi 1?

Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime 2.

Marmontel, qui se montre quelquefois prévenu contre Boileau, témoigne, ainsi que nous l'avons déjà dit, un étonnement spécieux de ce que cette facilité à rimer ait pu être regardée comme le principal mérite de Molière. Nous n'imiterons pas dans sa fausse bonne foi le critique de Nicolas, comme l'appelait Voltaire; mais nous prendrons sur nous d'affirmer que notre satirique n'appré ciait pas entièrement l'énergie entraînante et le génie profond et observateur de notre premier comique. La pureté du style était à ses yeux la première qualité, ou plutôt une qualité sans laquelle toutes les autres n'étaient rien. Chez lui cette exigence était d'autant plus impérieuse qu'elle se fondait sur l'amour-propre. Nul doute donc que Térence, toujours froid, mais toujours

1. Boileau, stance sur l'Ecole des Femmes.

2 Boileau, épître II.

3. Marmontel, les Charmes de la nature, Épître

aux poètes.

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