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ne prouve mieux combien Grimarest était mal instruit lorsqu'il disait que Molière composait difficilement; et combien au contraire Boileau, qui du reste ne flatta jamais son ami, était fondé à le qualifier de

Rare et sublime esprit, dont la fertile veine
Ignore, en écrivant, le travail et la peine (56).

Craignant cependant de manquer de temps, il avait prié Chapelle de composer la scène du pédant Caritidès. Ses envieux ne manquèrent pas d'attribuer à son ami le succès de la pièce; celuici ne s'en défendit que faiblement, « comme ces jeunes gens, a dit Chamfort, qui, soupçonnés d'être bien reçus par une jolie femme, paraissent, dans leur désaveu même, vous remercier d'une opinion si flatteuse, et n'aspirer en effet qu'au mérite de la discrétion. » Boileau fut alors chargé par le véritable auteur de dire à Chapelle que, s'il ne démentait pas promptement les bruits que l'on répandait contre lui, Molière se verrait forcé de montrer, à qui la voudrait voir, la scène que celui-ci lui avait apportée, et qu'il avait été obligé de refaire entièrement. Nous n'avons pas besoin de dire que Chapelle consentit alors à rompre le silence' (51).

1. Bolæana, p. 95 et 96. — Récréations littéraires, par CizeronRival, p. 21.

Si plus d'un trait des Fácheux fait reconnaître le poète comique, il est une scène qui décèle le poète philosophe. Molière, concevant les services que l'auteur dramatique peut rendre à la société, seconda dans cette pièce les efforts de son roi pour abolir la barbare coutume du duel. Les édits de Henri IV, de Louis XIII, de Louis XIV, n'avaient détourner les Français de s'égorger pour

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un mot équivoque, ou même de se charger de la vengeance d'un tiers; notre auteur essaya de proscrire par le ridicule ce préjugé qui avait résisté aux lois, en faisant, dans ses Fácheux, refuser un duel par un homme d'une valeur reconnue '. << Cet exemple, dit Chamfort, n'apprendra-t-il point aux poètes quel emploi ils peuvent faire de leurs talens, et à l'autorité quel usage elle peut faire du génie? »

Que de regrets excite l'avertissement placé à la tête de cette production! « Le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les pièces que j'aurai faites. » Une mort prématurée empêcha Molière d'exécuter ce travail, qui, certes, eût pu servir de poétique à la comédie. Peut-être nous eût-il révélé le secret de son art, cet immortel génie qui, depuis un siècle et demi, est resté sans rival, comme il avait été sans modèle.

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LIVRE SECOND.

1662-1667.

J'ai vu beaucoup d'hymens, aucuns d'eux ne me tentent;
Cependant des humains presque les quatre parts
S'exposent hardiment au plus grand des hasards;
Les quatre parts aussi des humains se repentent.
LA FONTAINE.

« ELLE a les yeux petits.

Cela est vrai; elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu, les plus brillans, les plus perçans du monde, les plus touchans qu'on puisse voir. Elle a la bouche grande. Oui; mais on y voit des graces qu'on ne voit point aux autres bouches; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs; elle est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde. Pour sa taille; elle n'est pas grande.

Non; mais elle est aisée et bien prise. Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions... Il est vrai, mais elle a grace

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à tout cela; et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s'insinuer dans les cœurs. Pour de l'esprit.... Ah! elle en a, plus fin, du plus délicat. - Sa conversation.....

du

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du monde.

Oui, elle est capricieuse, j'en demeure d'accord; mais tout sied bien aux belles; on souffre tout des belles. »

Ce portrait dialogué, qui semble n'être qu'une paraphrase du vers charmant de La Fontaine

Et la grace plus belle encor que la beauté,

est celui de la jeune Béjart, dont nous avons rapporté la naissance à la date de 1645, dessiné par un mari toujours amant1(1).

Confiée de bonne heure aux soins de Madeleine Béjart, sa sœur aînée, Armande avait grandi sous les yeux de Molière. Ses graces enfantines et son esprit naturel avaient d'abord excité l'intérêt de celui-ci; mais, à mesure que les attraits d'Armande se développèrent, les sentimens de Molière changèrent de nature; et ce qui n'était d'abord qu'une touchante bienveillance et une amitié protectrice acquit bientôt le caractère de l'amour. Rien toutefois ne contribua plus à nourrir cette flamme que la reconnaissance de cette jeune fille dont il prenait souvent la défense contre sa sœur

1. Le Bourgeois gentilhomme, acte III, sc. 9. Lettre sur la vie et les ouvrages de Molière, et sur les comédiens de son temps, insérée au Mercure de mai 1740. Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 15.

aînée. Et comment, aveuglé par sa passion et brûlant de trouver dans l'objet aimé une étincelle du feu qui le dévorait, aurait-il pu distinguer la reconnaissance de l'amour? Aussi, le 20 février 1662, crut-il faire un long bail avec le bonheur en contractant ce mariage qui devait avoir sur le reste de sa carrière une si fâcheuse influence (2).

Quand on porte ses regards sur l'intérieur du ménage de Molière, on doute qu'il ait vécu un seul instant heureux. Cet homme, auquel tous ses biographes ont donné mademoiselle Béjart aînée pour maîtresse, brise bientôt sa chaîne et prend celle de mademoiselle De Brie. N'en étaitce pas assez pour s'attirer à jamais le ressentiment d'une femme altière, avec laquelle il était en quelque sorte condamné à demeurer, et que la vue continuelle de sa rivale préférée devait nécessairement aigrir encore (3)? Enfin, comme pour jeter de l'huile sur ce brasier ardent et en allumer un nouveau, il s'attache à la jeune Béjart. Heureusement mademoiselle De Brie n'était ni aussi haineuse ni aussi vindicative que sa devancière; mais sa seule présence rendait fausse et la position de Molière et celle de son épouse. Il devait être constamment obsédé des plaintes jalouses et des querelles de ces trois femmes. Chapelle lui rappelait dans une de ses lettres l'embarras de Jupiter, pendant la guerre de Troie,

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