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une grande sensation; mais il garda une trèsbonne contenance, car De Villiers, un de ses envieux, comme nous le verrons plus tard, se trouva réduit à dire qu'il fit tout ce qu'il put pour rire, mais qu'il n'en avait pas beaucoup d'envie. Pourquoi Boursault ne s'est-il pas borné à de froides plaisanteries qui ne pouvaient faire tort qu'à sa réputation de bel esprit? Pourquoi est-il descendu au rôle de calomniateur, en répandant que Molière faisait courir une clef imprimée des personnages qu'il avait eus en vue dans sa Critique' (5)?

Quelque répréhensible que fût la conduite des ennemis de Molière à son égard, du moins ils ne s'étaient encore livrés contre lui qu'à d'injustes reproches, à des accusations sans fondement. Le duc de La Feuillade, peu familier avec la polémique, se laissa aller à la fureur la plus brutale. On le désignait généralement dans le monde comme l'original du marquis de la Critique, qui n'a pour tout argument contre l'École des Femmes, que son éternel Tarte à la créme. Il passait effectivement pour n'avoir pu en trouver d'autres contre une personne qui défendait la pièce devant lui. Furieux de la raillerie qu'il s'était attirée, notre personnage, voyant un jour Molière traverser une des galeries de Versailles, l'aborda avec les démons

1. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xxix.

trations d'un homme qui voulait l'embrasser. C'était alors une sorte de politesse que les

gens de cour prodiguaient aux personnes qu'ils connaissaient le moins (6). Celui-ci, se fiant maladroitement à l'expression riante de la figure d'un courtisan, s'incline. Dans ce moment, le duc de La Feuillade lui saisit la tête des deux mains, et la frotte rudement contre les boutons de son habit, en répétant: Tarte à la créme, Tarte à la créme (7). Le roi ne tarda pas à être instruit de ce mauvais traitement; il tança vertement le coupable, et ordonna à Molière de traduire de nouveau ses ennemis, titrés et non-titrés, au tribunal du ridicule, dont les jugemens sont sans appel'.

Il suffit de lire l'Impromptu de Versailles pour se convaincre de sa ponctualité à suivre les ordres du prince. En huit jours, ses rivaux de l'hôtel de Bourgogne et ses antagonistes de qualité furent livrés à la risée du parterre. La hardiesse avec laquelle il ridiculisa ceux-ci prouve sa confiance dans la protection dont il était l'objet : « Le marquis, s'est-il fait dire à lui-même dans cet ouvrage, est aujourd'hui le plaisant de la comédie; et, comme dans toutes nos pièces anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire

1. Vic de Molière, à la tête de l'édition de ses OEuvres, Amsterdam, Wetstein, 1725, t. I, p. 25 et suiv. Ce biographe dit tenir le fait d'un témoin oculaire. —Anecdotes dramatiques, t. II, p. 282.

les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie' (8). :

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Il était impossible de se montrer plus plaisant et de se faire une justice plus complète. On doit cependant reprocher à Molière de s'être laissé emporter par la vengeance jusqu'à nommer Boursault. Ce fut, comme l'a dit Chamfort, la seule action blâmable de sa vie. Sans doute son adversaire, dans le Portrait du Peintre, avait eu les premiers torts en le désignant plus que suffisamment par les titres de ses ouvrages, et en se livrant contre lui à d'odieuses insinuations; toutefois, cet oubli de toutes les convenances ne devait pas autoriser l'offensé à les violer lui-même. L'opinion que nous émettons ici est aussi celle de Voltaire et de Palissot. Mais ces juges, dans leur inflexible sévérité, ont été jusqu'à trouver honteuse la conduite de Molière: est-ce aveuglement de la part de l'auteur de la Dunciade et des Philosophes ? est-ce humilité de la part de l'auteur de l'Écossaise (9)?

Cette guerre entre Molière et Boursault ne fut pas de très-longue durée. Ce dernier prouva, dans la suite, qu'il était digne de l'estime de notre auteur. Attaqué à son tour par Boileau, il voulut se venger de ses sarcasmes en composant sa

1. L'Impromptu de Versailles, sc. 1.

Satire des satires; mais le législateur du Parnasse, qui comptait plusieurs parens et quelques amis dans le parlement, eut assez de crédit, ou plutôt assez de faiblesse, pour solliciter et obtenir une défense de jouer cette pièce. Il eut même soin de faire afficher cette ordonnance à la porte du théâtre de l'hôtel de Bourgogne, auquel l'ouvrage avait été donné. Boursault, quelque temps après, prit sa revanche avec bien de l'avantage. Ayant appris que Boileau se trouvait gêné, il s'empressa de lui porter tout l'argent qu'il put réaliser, et le lui offrit avec cette bonne grace qui double le prix du bienfait. Cette action montre clairement que ce n'était point une basse jalousie, mais bien de perfides conseils qui avaient porté Boursault à attaquer Molière; et ce tort de son esprit est plus que suffisamment compensé par ce mouvement d'une ame généreuse.

Joué le 14 octobre, à Versailles, sur le théâtre de la cour avec un succès complet, l'Impromptu obtint les mêmes honneurs que la Critique. Comme elle, il s'attira deux réponses: l'une, la Vengeance des marquis, de De Villiers, comédien de l'hôtel

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1. Histoire de la Poésie française (par l'abbé Mervesin), p. 261. 2. OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. II, p. 515.- OEuvres de d'Alembert, Belin, 1821, t. II, p. 437. Lettre de Boileau à Racine, du 19 août 1687, t. IV, p. 9o et note, de l'édition des OEuvres de Boileau, avec un commentaire par M. de Saint-Surin.

de Bourgogne, ne méritant pas qu'on s'y arrête, nous ne parlerons que de l'autre, l'Impromptu de l'Hôtel de Condé, comédie en vers en un acte, de Montfleuri.

Cet écrivain, auquel on doit la Femme Juge et Partie, était fils de l'acteur Montfleuri, un des plus fermes soutiens du théâtre de l'hôtel de Bourgogne, et un des moins ménagés dans l'Impromptu de Versailles. Depuis long-temps il existait entre cette troupe et celle du Palais-Royal une rivalité souvent hostile. Molière, qui n'avait pas vu sans un juste dépit ses rivaux, jouissant de grands privilèges et favorisés par la plupart des auteurs, entraver encore sa marche par des menées sourdes, perdit à la fin patience, et essaya, dans les Précieuses ridicules, d'ébranler leur crédit en faisant rire à leurs dépens.

Ses vœux furent sans doute comblés, car on applaudit aux traits piquans lancés contre ses antagonistes; mais il paya cher cette courte satisfaction. Furieux de ces railleries, les comédiens de l'hôtel de Bourgogne ne contribuèrent pas peu au double échec qu'il éprouva dans Don Garcie, et comme acteur et comme auteur. Ils se mêlerent avec un égal empressement aux détracteurs les plus acharnés de l'École des Femmes. Molière

1. Les Précieuses ridicules, sc. 10.

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