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Les plus grands seigneurs figurèrent dans le ballet, et le Roi lui-même y dansa un rôle d'égyptien. Il aimait passionnément cette sorte de divertissement, et ses courtisans s'étaient empressés de l'adopter; mais Racine devint l'interprète du sentiment pénible que cette faiblesse du Roi faisait éprouver à la France. Il fit dire par Narcisse à Néron, dans Britannicus:

...

Ignorez-vous tout ce qu'ils osent dire?

Néron, s'ils en sont crus, n'est point né pour l'empire:

Pour toute ambition, pour vertu singulière,

Il excelle à conduire un char dans la carrière,

A disputer des prix indignes de ses mains,

A se donner lui-même en spectacle aux Romains.

Cette leçon indirecte produisit son effet; elle fut sentie, et depuis ce temps on ne vit plus ce monarque se ravaler au rôle grotesque de baladin, à un âge où son esprit devait être occupé de soins plus importans'; comme on le doit bien penser, les courtisans, singes de leur maître, abandonnèrent promptement ces jeux. Les divertissemens tombèrent même dans un tel discrédit, que Lulli ayant été chargé à la première représentation du Bourgeois gentilhomme, à Chambord, du rôle du

J. Mémoires sur la vie de J. Racine ( par L. Racine), Lausane, 1747, p. 8o. — Siècle de Louis XIV, chap. xxvi.

Mufti dans la cérémonie dont il avait fait la mu

sique, les secrétaires du Roi refusèrent, pour ce motif, de le recevoir dans leur compagnie. « Nous serions bien honorés, disait avec dépit M. de Louvois, d'avoir pour confrère un maître baladin.

S'il fallait pour faire votre cour au Roi, répondit Lulli au ministre, faire pis que moi, vous seriez bientôt mon camarade. » L'intervention du prince fut nécessaire pour lever les scrupules de ses secrétaires et les déterminer à revenir sur leur défense' (19).

On a généralement attribué à une comique aventure du chevalier de Grammont l'avantage d'avoir fourni à Molière l'idée d'une des plus jolies scènes du Mariage forcé, celle où Alcidas vient proposer à Sganarelle de se couper la gorge avec lui ou d'épouser sa sœur. Cet aimable héros de boudoir, forcé de sortir de France, avait emporté aux bords de la Tamise et ses goûts passagers et sa changeante humeur. Parmi les beautés que Londres offrit à sa vue, une surtout, mademoiselle Hamilton, sœur du célèbre narrateur des folies du chevalier, eut le talent de fixer pendant quelques

1. Bolæana, p. 63. « On trouve un détail de cette affaire où M. de Louvois se compromit, dans la Vie de Quinault à la tête de ses ouvrages, et dans le Parallèle de la musique des anciens avec la musique nouvelle, par M. de Freneuze. » (OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. V, p. 773.)

jours cet esprit volage. Un permis de retour arriva tout à point comme pour lui épargner la honte de changer, honte qu'au reste il avait déjà bravée bien des fois. Il crut que son départ était un prétexte suffisant pour ne pas accomplir les promesses qu'il avait faites à la famille de mademoiselle Hamilton. Il prit donc la poste un beau matin, et, cublieux de la foi jurée, se mit à courir sur la route de Douvres. Les deux frères de la belle abandonnée l'y joignirent, et du plus loin qu'ils l'aperçurent lui crièrent : « Chevalier de Grammont, n'avez-vous rien oublié à Londres?

Pardonnez-moi, Messieurs, leur répondit le fuyard, tant soit peu étonné de la rencontre : j'ai oublié d'épouser votre sœur, et j'y retourne avec vous pour terminer cette affaire'.» Il est assez plaisant que le séduisant Grammont ait eu au moins un point de ressemblance avec le mari de Dorimène.

Cette petite pièce contient deux scènes, celles de Sganarelle avec les philosophes Pancrace et Marphurius, qui ne paraissent à beaucoup de lecteurs que deux pitoyables parades. Mais quiconque se reporte au fanatique aristotélisme du temps comprend bientôt que les coups de bâton donnés

OEuvres

1. Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 8. de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. III, p. 138. Anecdotes dramatiques, t. I, p. 517 et 518.

par Sganarelle ne sont pas là seulement pour nous faire rire. Molière se proposait un but bien plus important; et il l'atteignit, car l'Université de Paris, frénétique champion des doctrines du philosophe de Stagyre, allait obtenir la confirmation d'un arrêt du parlement de Paris qui prononçait peine de mort contre ceux qui oseraient combattre le système des Pancrace et des Marphurius (20). Le ridicule que le Mariage forcé jeta sur ces principes contribua sans doute à lui faire suspendre ses poursuites. Elle ne fut pas beaucoup plus heureuse quelque temps après; les espérances qu'elle avait de nouveau conçues échouérent également devant l'Arrêt burlesque de Boileau.

Ce poète adressa, en 1664, à Molière sa satire II, dans laquelle il lui dit :

Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime!

Marmontel, souvent injuste envers Boileau, s'étonne (et peut-être n'a-t-il pas entièrement tort en cette occasion) que ce soit là le seul mérite de notre premier comique que son ami veuille bien remarquer. Nous pèserons plus tard les accusations du critique de Nicolas, comme l'appelait Voltaire; mais ce que nous voulons attaquer ici, c'est une tradition aussi ridicule qu'invraisemblable. Un des premiers commentateurs de Boileau, Saint-Marc, a dit qu'à ces vers,

Un esprit sublime en vain veut s'élever
A ce degré parfait qu'il tâche de trouver;
Et toujours mécontent de ce qu'il vient de faire,
Il plaît à tout le monde et ne saurait se plaire,

Molière s'était écrié en interrompant son ami qui lui lisait sa satire: « Voilà la plus belle vérité que vous ayez jamais dite. Je ne suis pas du nombre de ces esprits sublimes dont vous parlez; mais tel que je suis, je n'ai rien fait en ma vie dont je sois véritablement content. » Un mot nous suffira pour combattre cette anecdote, qui traîne dans tous les ana, et qu'on aurait dû y laisser. Si Molière, s'appliquant de son chef ce que Boileau disait en général des grands talens, eût tenu un semblable discours, il eût réfuté lui-même ces éloges donnés à la modestie des hommes de génie.

Les faveurs royales dont Molière était comblé, les nobles succès qu'il obtenait chaque jour, l'agitation continuelle que lui causaient et les soins de sa direction et les attaques de ses ennemis, rien enfin ne lui fit oublier qu'il est des malheureux à secourir. Sa vigilante bienfaisance assura l'existence de plus d'un infortuné, et c'est à un de ces actes de sa générosité que l'art dramatique doit un homme qui, sans ses secours et sans ses leçons, n'eût probablement jamais été à même de faire.

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