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de génie, un prodige pour son temps, tout le monde serait encore de leur avis; mais nous donner ses ouvrages comme parfaits, d'une manière absolue, c'est aller trop loin, parce que cela n'est pas vrai '. Une preuve d'ailleurs que ce poète est excessivement inégal, et souvent même très-mauvais, c'est que l'on ne représente jamais ses ouvrages comme il les a écrits; tous, sans exception, subissent des corrections au théâtre. Ce n'est pas Shakspeare corrigé qu'il faut opposer à nos poètes tragiques, mais Shakspeare tel qu'il est, car personne parmi nous n'a corrigé Corneille, ni Racine, ni Voltaire.

Je crois que l'auteur de Macbeth a souvent sacrifié au mauvais goût de son siècle, et que l'on admire aujourd'hui, dans ses tragédies, des scènes qu'il regardait peut-être comme détestables. « Accordez«< nous votre patience, disait-il au commencement << du second acte de Henri V, et pardonnez l'abus « du changement de lieu auquel nous sommes

que

1. Les enthousiastes de ce poète expriment quelquefois leur admiration dans un style qui leur appartient exclusivement. Hazzlit dit, par exemple, en parlant du songe d'une nuit d'été, la lecture de cette pièce ressemble à une promenade dans un bosquet à la clarté de la lune ; et un autre dit que Prospéro et tous ses esprits sont des moralistes, mais qu'avec Oberon et ses fées nous sommes lancés dans le royaume des papillons. Si le Shakspearien se comprend lui-même, je lui en fais mon compliment. Quant à moi, je ne vois ici qu'une chose : c'est que les papillons ne sont pas moralistes.

« réduits pour resserrer la pièce dans son cadre.» Il reconnaissait donc qu'il violait trop souvent la règle de l'unité de lieu, et cependant ses admirateurs admettent une poétique contraire, « Ceux-là, << seulement, disait-il aussi, dans le prologue de « Henri VIII, qui viennent pour entendre une «< pièce gaie et licencieuse, et un bruit de bou«< cliers, ou pour voir un bouffon en robe bigarrée, « bordée de jaune, seront trompés dans leur at<< tente; car sachez, indulgens auditeurs, qu'associer «< ainsi, aux vérités choisies que nous allons vous offrir, le spectacle d'un fou ou d'un combat, <«< outre que ce serait sacrifier notre propre juge«ment, et l'intention où nous sommes de ne rien représenter ici que ce que nous jugeons véritable, « nous risquerions de ne pas avoir pour nous un << seul homme de sens. » Ce prologue prouve deux choses; la première, que Shakspeare condamnait lui-même les bouffonneries et les batailles dont il avait rempli ses tragédies; la seconde, qu'un homme de génie peut être forcé, pour vivre et pour plaire à un public ignorant, d'écrire de mauvais ouvrages. Le poète anglais aurait pu dire, peut-être, comme le célèbre Lopez de Vega, son contemporain:

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Les Vandales, les Goths, dans leurs écrits bizarres,
Dédaignèrent le goût des Grecs et des Romains:
Nos aïeux ont marché dans ces nouveaux chemins,
Nos aïeux étaient des barbares.

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L'abus règne, l'art tombe et la raison s'enfuit;

Qui veut écrire avec décence,

Avec art, avec goût, n'en recueille aucun fruit ;
Il vit dans le mépris et meurt dans l'indigence.
Je me vois obligé de servir l'ignorance,

D'enfermer sous quatre verrous

Sophocle, Euripide et Térence.

J'écris en insensé, mais j'écris pour des fous.

Le public est mon maître, il faut bien le servir,
Il faut, pour son argent, lui donner ce qu'il aime.
J'écris pour lui, non pour moi-même,

Et cherche des succès dont je n'ai qu'à rougir 1

Concluons avec Voltaire, dont l'autorité est encore très-imposante malgré Letourneur, Schlegel et compagnie, que « Shakspeare aurait été un poète « parfait, s'il avait vécu du temps d'Addisson.

*,,

CHAPITRE XLVI.

La vertu récompensée.

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IL est fâcheux que les favoris des princes ne soient pas toujours des hommes très-recommandables : on compte les Sullys comme on compte les Henris IV.

Le méprisable Bullion dit un jour à Louis XIII: << Les peuples sont encore trop heureux de n'être réduits à brouter des terres désertes et sté

pas

1. Traduction de Voltaire,

<< riles »; et ce mauvais citoyen n'en continua pas moins à jouir de la confiance de son maître.

On sait que le duc de Luynes gagna les bonnes grâces du même roi en dressant des pie-grièches à prendre des moineaux, et que, quelque temps après avoir fait assassiner le maréchal d'Ancre dont il eut tous les biens, il fut honoré de l'épée de connétable. Pas de réflexions écrites; elles naissent si naturellement du sujet, que le lecteur les fera bien sans moi.

CHAPITRE XLVII.

Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous.

pas,

L'HOMME rit toujours des croyances qu'il n'a mais il ferait beaucoup mieux de soumettre à la coupelle de la raison celles qu'il a; et, au lieu de rire des autres, souvent il rougirait de lui.

Un adorateur de Mahomet apprend-il que les faucons étaient révérés en Égypte, parce que l'on disait qu'un de ces oiseaux avait apporté aux prêtres un livre qui contenait les lois et les cérémonies de la religion? I hausse les épaules en souriant de pitié, mais il croit lui-même au pigeon du prophète.

Une bonne femme, que j'ai connue dans ma jeunesse, était toujours étonnée des croyances qu'elle ne partageait point, mais elle croyait fermement, quoique la religion ne l'exige pas, que les murailles

d'Angoulême étaient tombées d'elles-mêmes, par faveur divine, lorsque Clovis assiégea cette ville; que Robert, roi de France, avait été honoré d'un miracle absolument semblable, je ne sais à quel siége, pendant qu'il était à Orléans, où l'on célébrait la fête de saint Aignan; que saint Germain avait ressuscité un âne; que sainte Agnès chassait la goutte avec une béquille; qu'un corbeau avait nourri pendant dix ans Pierre l'ermite 1; qu'une oie avait servi de guide aux croisés de Hongrie; que l'agneau de sainte Colette s'agenouillait à la messe; que saint Canaguero avait expliqué Baruch en venant au monde; qu'un ange avait mis en bouteille le han de saint Joseph; que saint Patrice avait chauffé un four avec de la neige; qu'un cancre avait rapporté à saint François-Xavier un crucifix que celui-ci avait laissé tomber dans la mer; que le même saint avait fait promettre à un loup de ne plus manger d'innocens moutons, lequel loup avait tenu honnêtement sa parole; qu'il avait ressuscité neuf morts, et qu'il s'était trouvé en deux endroits au même instant. L'abbé de Lignac, un des flambeaux du dix-huitième siècle, comme chacun sait, établit en principe que rien n'est plus simple que ce miracle 2.

1. Des colombes apportaient aussi du lait et du fromage à Sémiramis, que sa mère avait abandonnée dans un désert. Diod. de Sicile, liv. 11, chap. v.

2. Voyez l'ouvrage intitulé: Possibilité de la présence cor

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