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On trouvera peut-être étrange que la géométrie ne puisse définir aucune des choses qu'elle a pour principaux objets : car elle ne peut définir ni le mouvement, ni les nombres, ui l'espace; et cependant ces trois choses sont celles qu'elle considère particulièrement, et selon la recherche desquelles elle prend ces trois différents noms de mécanique, d'arithmétique, de géométrie, ce dernier nom appartenant au geure et à l'espèce. Mais ou n'en sera pas surpris, si l'on remarque que cette admirable science ne s'attachant qu'aux choses les plus simples, cette même qualité qui les rend dignes d'être ses objets les rend incapables d'être définies; de sorte que le manque de définition est plutôt une perfection qu'un défaut, parce qu'il ne vient pas de leur obscurité, mais au contraire de leur extrême évidence, qui est telle, qu'encore qu'elle n'ait pas la conviction des démonstrations, elle en a toute la certitude. Elle suppose donc que l'on sait quelle est la chose qu'on entend par ces mots, mouvement, nombre, espace; et, sans s'arrêter à les définir inutilement, elle en pénètre la nature et en découvre les merveilleuses propriétés.

Ces trois choses, qui comprennent tout l'univers, selon ces paroles, Deus fecit omnia in pondere, in numero, et mensura', ont une liaison réciproque et nécessaire. Car on ne peut imaginer de mouvement sans quelque chose qui se meuve; et cette chose étant une, cette unité est l'origine de tous les nombres; et enfin le mouvement ne pouvant être sans espace, on voit ces trois choses enfermées dans la première.

Le temps même y est aussi compris car le mouvement et le temps sont relatifs l'un à l'autre; la promptitude et

' Omnia in mensura, et numero, et pondere, disposuisti. SAP., XL, 21.

la lenteur, qui sont les différences des mouvements, ayant un rapport nécessaire avec le temps.

Ainsi, il y a des propriétés communes à toutes ces choses, dont la connaissance ouvre l'esprit aux plus graudes merveilles de la nature.

La principale comprend les deux infinités qui se rencontrent dans toutes, l'une de grandeur, l'autre de petitesse. Car, quelque prompt que soit un mouvement, on peut en concevoir un qui le soit davantage, et hâter encore ce dernier; et ainsi toujours à l'infini, sans jamais arriver à un qui le soit de telle sorte qu'on ne puisse plus y ajouter : et, au contraire, quelque lent que soit un mouvement, ou peut le retarder davantage, et encore ce dernier; et ainsi à l'infini, sans jamais arriver à un tel degré de lenteur qu'on ne puisse encore en descendre à une infinité d'autres, sans tomber dans le repos. De même, quelque grand que soit un nombre, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui surpasse le dernier; et ainsi à l'infini, sans jamais arriver à un qui ne puisse plus être augmenté : et, au contraire, quelque petit que soit un nombre, comme la centième ou la dix millième partie, on peut encore en concevoir un moindre, et toujours à l'infini, sans arriver au zéro ou néant. Quelque grand que soit un espace, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui le soit davantage; et ainsi à l'infini, sans jamais arriver à un qui ne puisse plus être augmenté : et, au contraire, quelque petit que soit un espace, on peut encore en considérer un moindre, et toujours à l'infini, sans jamais arriver à un indivisible qui n'ait plus aucune étendue.

Il en est de mème du temps. On peut toujours en concevoir un plus grand sans dernier, et un moindre, sans arriver à un instant et à un pur néant de durée.

C'est-à-dire, en un mot, que quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre; de sorte qu'ils se soutiennent tous entre le néant et l'infini, étant toujours infiniment éloignés de ces extrêmes.

Toutes ces vérités ne peuvent se démontrer; et cependant ce sont les fondements et les principes de la géométrie. Mais comme la cause qui les rend incapables de démonstration n'est pas leur obscurité, mais au contraire leur extrême évidence, ce manque de preuve n'est pas un défaut, mais plutôt une perfection.

D'où l'on voit que la géométrie ne peut définir les objets, ni prouver les principes; mais par cette seule et avantageuse raison que les uns et les autres sont dans une extrême clarté naturelle, qui convainc la raison plus puissamment que ne ferait le discours.

Car qu'y a-t-il de plus évident que cette vérité, qu'un nombre, tel qu'il soit, peut être augmenté; qu'on peut le doubler; que la promptitude d'un mouvement peut être doublée, et qu'un espace peut être doublé de même ? Et qui peut aussi douter qu'un nombre, tel qu'il soit, ne puisse ètre divisé par la moitié, et sa moitié encore par la moitié ? Car cette moitié serait-elle un néant? Et comment ces deux moitiés, qui seraient deux zéros, feraient-elles un nombre?

De même, un mouvement, quelque lent qu'il soit, ne peut-il pas être ralenti de moitié, en sorte qu'il parcoure le même espace dans le double du temps, et ce dernier mouvement encore? Car serait-ce un pur repos? Et comment se pourrait-il que ces deux moitiés de vitesse, qui seraient deux repos, fissent la première vitesse?

Enfin un espace, quelque petit qu'il soit, ne peut-il pas être divisé en deux, et ces moitiés encore? Et com

ment pourrait-il se faire que ces moitiés fussent indivisibles sans aucune étendue, elles qui, jointes ensemble, ont fait la première étendue ?

Il n'y a point de connaissance naturelle dans l'homme qui précède celles-là, et qui les surpasse en clarté. Néanmoins, afin qu'il y ait exemple de tout, on trouve des esprits excellents en tout autres choses, que ces infinités choquent, et qui ne peuvent en aucune sorte y consentir.

Je n'ai jamais connu personne qui ait pensé qu'un espace ne puisse être augmenté. Mais j'en ai vu quelquesuns, très-habiles d'ailleurs, qui ont assuré qu'un espace pouvait être divisé en deux parties indivisibles, quelque absurdité qu'il s'y rencontre.

Je me suis attaché à rechercher en eux quelle pouvait être la cause de cette obscurité, et j'ai trouvé qu'il n'y en avait qu'une principale, qui est qu'ils ne sauraient concevoir un continu divisible à l'infini; d'où ils concluent qu'il n'est pas ainsi divisible. C'est une maladie naturelle à l'homme, de croire qu'il possède la vérité directement; et de là vient qu'il est toujours disposé à nier tout ce qui lui est incompréhensible; au lieu qu'en effet il ne connaît naturellement que le mensonge, et qu'il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui parait faux.

Et c'est pourquoi, toutes les fois qu'une proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le contraire; et, si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affiriner la première, tout incompréhensible qu'elle est. Appliquons cette règle à notre sujet.

Il n'y a point de géomètre qui ne croie l'espace divisi ble à l'infini. On ne peut non plus l'être sans ce principe qu'être homme sans âme. Et néaumoins il n'y en a point

qui comprenne une division infinie; et l'on ne s'assure de cette vérité que par cette seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu'on comprend parfaitement qu'il est faux qu'en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible, c'est-à-dire qui n'ait aucune étendue. Car qu'y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu'en divisant toujours un espace, on arrive enfin à une division telle qu'en la divisant en deux, chacune des moitiés reste indivisible et sans aucune étendue? Je voudrais demander à ceux qui ont cette idée s'ils conçoivent nettement que deux indivisibles se touchent: si c'est partout, ils ne sont qu'une même chose, et partant les deux ensemble sout indivisibles; et si ce n'est pas partout, ce n'est donc qu'en une partie donc ils ont des parties, donc ils ne sont pas indivisibles.

Que s'ils confessent, comme en effet ils l'avouent quand on les en presse, que leur proposition est aussi inconcevable que l'autre ; qu'ils reconnaissent que ce n'est pas par notre capacité à concevoir ces choses que nous devons juger de leur vérité, puisque, ces deux contraires étant tous deux inconcevables, il est néanmoins nécessairement certain que l'un des deux est véritable.

Mais qu'à ces difficultés chimériques, et qui n'ont de proportion qu'à notre faiblesse, ils opposent ces clartés naturelles et ces vérités solides : s'il était véritable que l'espace fût composé d'un certain nombre fini d'indivisibles, il s'ensuivrait que deux espaces, dont chacun serait carré, c'est-à-dire égal et pareil de tous côtés, étant doubles l'un de l'autre, l'un contiendrait un nombre de ces indivisibles double du nombre des indivisibles de l'autre. Qu'ils retiennent bien cette conséquence, et qu'ils s'exercent ensuite à ranger des points en carrés, jusqu'à ce

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