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qu'ils aient des sentiments différents des nôtres. C'est parce que ces sentiments sont contraires à nos sens qu'ils nous blessent, et non pas parce qu'ils sont contraires à la vérité. Si nous avions pour but de profiter à ceux que nous contredisons, nous prendrions d'autres mesures et d'autres voies. Nous ne voulons que les assujettir à nos opinions, et nous élever audessus d'eux, ou plutôt nous voulons tirer, en les contredisant, une petite vengeance du dépit qu'ils nous ont fait en choquant nos sens. De sorte qu'il y a tout ensemble dans ce procédé et de l'orgueil qui nous cause ce dépit, et du défaut de charité qui nous porte à nous en venger par une contradiction indiscrète, et de l'hypocrisie qui nous fait couvrir tous nos sentiments corrompus du prétexte de l'amour de la vérité et du désir charitable de désabuser les autres; au lieu que nous ne recherchons en effet qu'à nous satisfaire nous-mêmes. Et ainsi, on nous peut justement appliquer ce que dit le Sage: Que les avertissements que donne un homme qui veut faire injure sont faux et trompeurs: Est correptio mendax in ira contumeliosi. Ce n'est pas qu'il dise toujours des choses fausses, mais c'est qu'en voulant paraître avoir le dessein de nous servir en nous corrigeant de quelque défaut, il n'a que le dessein de déplaire et d'insulter.

Nous devons donc regarder cette impatience qui nous porte a nous élever sans discernement contre tout ce qui nous paraît faux, comme un défaut très-considérable, et qui est souvent beaucoup plus grand que l'erreur prétendue dont nous voudrions délivrer les autres. Ainsi, comme nous nous devons à nous-mêmes la première charité, notre premier soin doit être de travailler sur nous-mêmes, et de tâcher de mettre notre esprit en état de supporter sans émotion les opinions des autres, qui nous paraissent fausses, afin de ne les combattre jamais que dans le désir de leur être utiles.

Or, si nous n'avions que cet unique désir, nous reconnaîtrions sans peine qu'encore que toute erreur soit un mal, il y en a néanmoins beaucoup qu'il ne faut pas s'efforcer de dé

truire, parce que le remède serait souvent pire que le mal, et que, s'attachant à ces petits maux, on se mettrait hors d'état, de remédier à ceux qui sont vraiment importants. C'est pourquoi, encore que JÉSUS-CHRIST fût plein de toute vérité, comme dit saint Jean, on ne voit pas qu'il ait entrepris d'ôter aux hommes d'autres erreurs que celles qui regardaient Dieu et les moyens de leur salut. Il savait tous leurs égarements dans les choses de la nature. Il connaissait mieux que personne en quoi consiste la véritable éloquence. La vérité de tous les événements passés lui était parfaitement connue. Cependant il n'a pas donné charge à ses apôtres, ni de combattre les erreurs des hommes dans la physique, ni de leur apprendre à bien parler, ni de les désabuser d'une infinité d'erreurs de fait, dont leurs histoires étaient remplies.

Nous ne sommes pas obligés d'être plus charitables que les apôtres. Et ainsi, lorsque nous apercevons qu'en contredisant certaines opinions qui ne regardent que des choses humaines, nous choquons plusieurs personnes, nous les aigrissons, nous les portons à faire des jugements téméraires et injustes, non-seulement nous pouvons nous dispenser de combattre ces opinions, mais même nous y sommes souvent obligés par la loi de la charité.

Mais en pratiquant cette retenue, il faut qu'elle soit entière, et il ne se faut pas contenter de ne choquer pas en face ceux qu'on se croit obligé de ménager; il ne faut faire confidence à personne des sentiments que l'on a d'eux, parce que cela ne sert de rien qu'à nous décharger inutilement. Et il y a souvent plus de danger de dire à d'autres ce que l'on pense des personnes qui ont du crédit et de l'autorité dans un corps, et qui règnent sur les esprits, que de le dire à cux-mêmes; parce que ceux à qui l'on s'ouvre ayant souvent moins de lumière, moins d'équité, moins de charité, plus de faux zèle et plus d'emportement, ils en sont plus blessés que ceux même de qui on parle ne le seraient; et enfin, puis

qu'il n'y a presque point de personnes vraiment secrètes, que tout ce qu'on dit des autres leur est rapporté, et encore d'une manière qui les pique plus qu'ils ne le seraient de la chose même. Et ainsi, il n'y a aucun moyen d'éviter ces inconvénients, qu'en gardant presque une retenue générale à l'égard de tout le monde.

Cette précaution est très-nécessaire, mais elle est difficile; car ce n'est pas une chose aisée que de se passer de confident, quand on désapprouve quelque chose dans le cœur, et qu'on se croit obligé de ne le pas témoigner. L'amour propre cherche naturellement cette décharge, et on est bien aise au moins d'avoir un témoin de sa retenue. Cette vapeur maligne qui porte à contredire ce qui nous choque, étant enfermée dans un esprit peu mortifié, fait un effort continuel pour en sortir; et souvent le dépit qu'elle cause s'augmente par la violence qu'on se fait à la retenir. Mais plus ces mouvements sont vifs, plus nous devons en conclure que nous sommes obligés de les réprimer, et que ce n'est pas à nous à nous mêler de la conduite des autres, lorsque nous avons tant de besoin de travailler sur nous-mêmes.

Ainsi, en résistant à cette envie de parler des défauts d'autrui lorsque la prudence ne nous permet pas de les découvrir, il arrivera ou que nous reconnaîtrons dans la suite que nous n'avions pas tout à fait raison, ou que nous trouverons le temps de nous en ouvrir avec fruit; et par là nous pratiquerons ce que l'Écriture nous ordonne par ces paroles : L'homme de bon sens retiendra en lui-même ses paroles jusqu'à un certain temps, et les lèvres de plusieurs publieront sa prudence: Bonus sensus usque in tempus abscondet verba illius, et labia multorum enarrabunt sensum illius. Or, quand ni l'un ni l'autre n'arriverait, nous jouirons toujours du bien de la paix, et nous pourrons justement espérer la récompense de cette retenue dont nous nous serions privés, en nous abandonnant à nos passions.

CHAPITRE VIII.

Qu'il faut avoir égard à l'état où l'on est dans l'esprit des autres, pour les contredire.

S'il faut avoir égard, comme j'ai dit, à la qualité, à l'esprit et à l'état des personnes quand il s'agit de les contredire, il en faut encore plus avoir à soi-même, et à l'état où l'on est dans leur esprit; car, puisqu'il ne faut combattre les opinions des autres que dans le dessein de leur procurer quelque avantage, il faut voir si l'on est en état d'y réussir; et comme ce ne peut être qu'en les persuadant, et qu'il n'y a que deux moyens de persuader, qui sont l'autorité et la raison, il faut bien connaître ce que l'on peut par l'un et par l'autre.

Le plus faible est sans doute celui de la raison; et ceux qui n'ont que celui-là à employer n'en peuvent pas espérer un grand succès, la plupart des gens ne se conduisant que par autorité. C'est donc sur quoi il faut particulièrement s'examiner; et si nous sentons que nous n'avons pas le crédit et l'estime nécessaires pour faire bien recevoir tous nos avertissements, nous devons croire ordinairement que Dieu nous dispense de dire ce que nous pensons sur les choses qui nous paraissent blåmables. et que ce qu'il demande de nous en cette occasion, c'est la retenue et le silence. En suivant une autre conduite, on ne fait que se décrier et se commettre sans profiter à personue, et troubler la paix des autres et la sienne propre.

L'avis que Platon donne, de ne prétendre réformer et établir dans les républiques que ce qu'on se sent en état de faire approuver à ceux qui les composent, tantum contendere in republica, quantum probare civibus tuis possis, ne regarde pas seulement les États, mais toutes les sociétés particulières; et ce n'est pas seulement la pensée d'un païen, mais une vérité et une règle chrétienne qui a été enseignée par saint Au

gustin, comme absolument nécessaire au gouvernement de l'Église. Le vrai pacifique, dit ce saint, est celui qui corrige ce qu'il peut des désordres qu'il connait, et qui, désapprovvant par une lumière équitable ceux qu'il ne peut corriger, ne laisse pas de les supporter avec une fermeté inébranlable. Que si ce Père prescrit cette conduite à ceux mêmes qui sont chargés du gouvernement de l'Église, et s'il veut que la paix soit leur principal objet, et qu'ils tolèrent une infinité de choses, de peur de la troubler, combien est-elle plus nécessaire à ceux qui ne sont chargés de rien, et qui n'ont que l'obligation commune à tous les chrétiens, de contribuer cc qu'ils peuvent au bien de leurs frères ! Car, comme c'est une sédition dans un État politique d'en vouloir réformer les désordres, lorsque l'on n'y est pas dans un rang qui en donne le droit, c'est aussi une espèce de sédition dans les sociétés, lorsque les particuliers qui n'y ont pas d'autorité s'élèvent contre les sentiments qui y sont établis, et que, par leur opposition, ils troublent la paix de tout ce corps; ce qui ne se doit néanmoins entendre que des désordres qu'on doit tolérer, et qui ne sont pas si considérables que le trouble que l'on causerait en s'y opposant. Car il y en a de tels, qu'il est absolument nécessaire aux particuliers même de s'y opposer; mais ce n'est pas de ceux-là dont nous parlons présentement.

CHAPITRE IX.

Qu'il faut éviter certains défauts en contredisant les autres.

Il ne faut pourtant pas porter les maximes que nous avons proposées jusqu'à faire généralement scrupule, dans la conversation, de témoiguer que l'on n'approuve pas quelques opinions de ceux avec qui l'on vit. Ce serait détruire la société au lieu de la conserver, parce que cette contrainte serait trop gênante, et que chacun aimerait mieux se tenir en son particulier. Il faut donc réduire cette réserve aux choses plus essentielles, et auxquelles on voit que les gens prennent plus d'inté

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