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tique donnait des moyens de faire des figures infailliblement justes, il se mit lui-même à rêver sur cela à ses heures de ré création; et étant seul dans une salle où il avait accoutumé de se divertir, il prenait du charbon et faisait des figures sur des carreaux, cherchant les moyens de faire, par exemple, un cercle parfaitement rond, un triangle dont les côtés et les angles fussent égaux, et les autres choses semblables. Il trouvait tout cela lui seul; ensuite il cherchait les proportions des figures entre elles. Mais comme le soin de mon père avait été si grand de lui cacher toutes ces choses, il n'en savait pas même les noms. Il fut contraint de se faire lui-même des définitions; il appelait un cercle un rond, une ligne une barre, et ainsi des autres. Après ces définitions il se fit des axiomes, et enfin il fit des démonstrations parfaites; et comme l'on va de l'un à l'autre dans ces choses, il poussa ses recherches si avant, qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Comme il en était là-dessus, mon père entra dans le lieu où il était, sans que mon frère l'entendît; il le trouva si fort appliqué, qu'il fut longtemps sans s'apercevoir de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus surpris, ou le fils de voir son père, à cause de la défense expresse qu'il lui en avait faite, ou du père de voir son fils au milieu de toutes ces choses. Mais la surprise du père fut bien plus grande, lorsque, lui ayant demandé ce qu'il faisait, il lui dit qu'il cherchait telle chose qui était la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Mon père lui demanda ce qui l'avait fait penser à chercher cela il dit que c'était qu'il avait trouvé telle autre chose; et sur cela lui ayant fait encore la même question, il lui dit encore quelques démonstrations qu'il avait faites ; et enfin, en rétrogradant et s'expliquant toujours par les noms de rond et de barre, il en vint à ses définitions et à ses axiomes.

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Mon père fut si épouvanté de la grandeur et de la puissance ae ce génie, que sans lui dire mot il le quitta, et alla chez M. le Pailleur, qui était son ami iutime, et qui était aussi trèssavart. Lorsqu'il y fut arrivé, il y demeura immobile comme

un homme transporté. M. le Pailleur voyant cela, et voyant même qu'il versait quelques larmes, fut épouvanté, et le pria de ne lui pas celer plus longtemps la cause de son déplaisir. Mon père lui répondit : « Je ne pleure pas d'affliction, mais de joie. Vous savez les soins que j'ai pris pour ôter à mon fils la connaissance de la géométrie, de peur de le détourner de ses autres études: cependant voici ce qu'il a fait. » Sur cela il lui montra tout ce qu'il avait trouvé, par où l'on pouvait dire en quelque façon qu'il avait inventé les mathématiques. M. Le Pailleur ne fut pas moins surpris que mon père l'avait été, et lui dit qu'il ne trouvait pas juste de captiver plus longtemps cet esprit, et de lui cacher encore cette connaissance; qu'il fallait lui laisser voir les livres, sans le retenir davantage.

Mon père ayant trouvé cela à propos, lui donna les Éléments d'Euclide pour les lire à ses heures de récréation. II les vit et les entendit tout seul, sans avoir jamais eu besoin d'aucune explication; et pendant qu'il les voyait, il composait, et allait si avant, qu'il se trouvait régulièrement aux conférences qui se faisaient toutes les semaines, où tous les habiles gens de Paris s'assemblaient pour porter leurs ouvrages, ou pour examiner ceux des autres. Mon frère y tenait fort bien son rang, tant pour l'examen que pour la production; car il était de ceux qui y portaient le plus souvent des choses nouvelles. On voyait souvent aussi dans ces assemblées-là des propositions qui étaient envoyées d'Italie, d'Allemagne, et d'autres pays étrangers, et l'on prenait son avis sur tout avec autant de soin que de pas un des autres; car il avait des lumières si vives, qu'il est arrivé quelquefois qu'il a découvert des fautes dont les autres ne s'étaient point aperçus. Cependant il u'employait à cette étude de géométrie que ses heures de récréation; car il apprenait le latin sur les règles que mon père

1 Cette société, dont l'amitié et le goût pour les sciences formaient le double lien, se composait du père Mersenne, de Roberval, Mydorge, Carcavi, le Pailleur, et de plusieurs autres savants distingués. Elle fut le berceau de l'Académie royale des sciences, dont l'autorité scuveraine sanctionna l'existence en 1666. (AIMÉ-MARTIN, )

lui avait faites exprès. Mais comme il trouvait dans cette science la vérité qu'il avait si ardemment recherchée, il en était si satisfait, qu'il y mettait son esprit tout entier; de sorte que, pour peu qu'il s'y appliquât, il y avançait tellement, qu'à l'âge de seize ans il fit un Traité des Coniques qui passa pour être un si grand effort d'esprit, qu'on disait que depuis Archimède on n'avait rien vu de cette force. Les habiles gens étaient d'avis qu'on les imprimât dès lors, parce qu'ils disaient qu'encore que ce fût un ouvrage qui serait toujours admirable, néanmoins si on l'imprimait dans le temps que celui qui l'avait inventé n'avait encore que seize ans, cette circonstance ajouterait beaucoup à sa beauté : mais comme mon frère n'a jamais eu de pas. sion pour la réputation, il ne fit pas de cas de cela; et ainsi cet ouvrage n'a jamais été imprimé '.

Durant tous ces temps-là il continuait toujours d'apprendre le latin et le grec; et outre cela, pendant et après le repas, mon père l'entretenait tantôt de la logique, tantôt de la physique, et des autres parties de la philosophie; et c'est tout ce qu'il en a appris, n'ayant jamais été au collége, ni eu d'autres maîtres pour cela non plus que pour le reste. Mon père prenait un plaisir tel qu'on le peut croire de ces grands progrès que mon frère faisait dans toutes les sciences, mais il ne s'aperçut pas que les grandes et continuelles applications dans un âge si tendre pouvaient beaucoup intéresser sa santé; et 'en cffet elle commença d'être altérée dès qu'il eut atteint l'âge de dix-huit ans. Mais comme les incommodités qu'il ressentait alors n'étaient pas encore dans une grande force, elles ne l'empêchèrent pas de continuer toujours dans ses occupations ordiaires; de sorte que ce fut en ce temps-là et à l'âge de dix-neuf ans qu'il inventa cette machine d'arithmétique par laquelle on fait non-seulement toutes sortes de supputations

Ce Traité des Sections coniques étonna Descartes lui-même, et ce grand philosophe s'obstina à le regarder comme l'ouvrage des maitres de Pascal, ne pouvant croire qu'un enfant de seize ans en fût l'auteur. (A.-M.)

sans plume et sans jetons, mais on les fait même sans savoir aucune règle d'arithmétique, et avec une sûreté infaillible.

Cet ouvrage a été considéré comme une chose nouvelle dans la nature, d'avoir réduit en machine une science qui réside tout entière dans l'esprit, et d'avoir trouvé le moyen d'en faire toutes les opérations avec une entière certitude, sans avoir besoin de raisonnement. Ce travail le fatigua beaucoup, non pas pour la pensée ou pour le mouvement, qu'il trouva sans peine, mais pour faire comprendre aux ouvriers toutes ces choses. De sorte qu'il fut deux ans à le mettre dans cette perfection où il est à présent'.

Mais cette fatigue, et la délicatesse où se trouvait sa santé

La sœur de Pascal oublie ici une aventure singulière, et qui est cependant la préface indispensable de l'invention du jeune géomètre. En 1638, le gouvernement ayant ordonné des retranchements sur les rentes de l'hôtel de ville de Paris, Etienne Pascal prit parti contre cette mesure spoliatrice, et l'ordre fut donné par le cardinal de Richelieu de l'enferiner à la Bastille. Instruit à temps, il se déroba à la colère du ministre, et s'enfuit en Auvergne. Vers cette époque, la duchesse d'Aiguillon voulut faire représenter devant le cardinal une pièce de Scudéri, intitulée l'Amour tyrannique, et jeta les yeux pour l'un des rôles sur Jacqueline Pascal, sœur cadette de Blaise. La pièce fut représentée le 3 avril 1639, et la jeune fille s'acquitta si bien de son role, que le cardinal de Richelieu lui accorda la grace de son pere, qu'elle avait osé lui demander dans une supplique en vers. Bien plus, le ministre voulut voir le coupable, et, frappé de ses vastes connaissances, il résolut de l'employer, et lui accorda, peu de temps après, l'intendance de Rouen. Dans l'exercice de cet emploi, qu'il remplit pendant sept années, Étienne Pascal apprit à son fils les opérations de calcul, et ce fut dans l'intention d'abréger ce travail que l'enfant inventa la machine arithmetique. La combinaison et l'exécution de cette machine, qui exécute mécaniquement tous les calculs sans autre secours que ceux des yeux et de la main, lui donnèrent des peines incroyables, et finirent par altérer sa santé. Etonné de cette découverte, le célèbre Leibnitz voulut encore la perfectionner; mais de nos jours, en Angleterre, un célèbre mécanicien nommé Babbage, suivant toujours la même idée, est parvenu à composer une machine mathématique qui résout les problèmes les plus compliqués, et calcule, comme un géometre, le mouvement des astres et le retour des éclipses. Ainsi l'invention de Pascal a été le point de départ de cette invention prodigieuse. Nous remarquerons que la plupart des découvertes de Pascal avaient un but d'utilité générale. Ainsi il inventa la brouette, autrement nommée vinaigrette, ou chaise roulante trainée à bras d'homme, et le huquet, ou charrette à longs brancards. qui est une heureuse combinaison du levier et du plan incliné. (A.-M.)

depuis quelques années, le jetèrent dans des incommodités qui ne l'ont plus quitté; de sorte qu'il nous disait quelquefois que depuis l'âge de dix-huit ans il n'avait pas passé un jou sans douleur. Ces incommodités néanmoins n'étant pas toujours dans une égale violence, dès qu'il avait un peu de relâche, son esprit se portait incontinent à chercher quelque chose de nouveau.

Ce fut dans ce temps-ià et à l'âge de vingt-trois ans qu'ayant vu l'experience de Toricelli, il inventa ensuite et exécuta les autres expériences qu'on nomme ses expériences : celle du vide, qui prouvait si clairement que tous les effets qu'on avait attribués jusque-là à l'horreur du vide sont causés par la pesanteur de l'air'. Cette occupation fut la dernière où il appliqua son esprit pour les sciences humaines; et quoiqu'il ait inventé la roulette après, cela ne contredit point à ce que je dis; car il la trouva sans y penser, et d'une manière qui fait bien voir qu'il n'y avait pas d'application, comme je dirai dans son lieu.

Immédiatement après cette expérience, et lorsqu'il n'avait pas encore vingt-quatre ans, la providence de Dieu ayant fait naître une occasion qui l'obligea de lire des écrits de piété, Dieu l'éclaira de telle sorte par cette lecture, qu'il comprit parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour Dieu, et à n'avoir point d'autre objet que

La pesanteur de l'air fut démontrée par l'ingénieuse expérience du baromètre sur le Puy-de-Dôme, expérience faite le 19 septembre 1648. Baillet accuse Pascal d'ingratitude envers Descartes, et même de plagiat, à propos de cette expérience; mais Baillet a tort, ce qui lui arrive assez souvent. Voici, en quelques mots, toute l'histoire de cette découverte. Galilée soupçonne la pesanteur de l'air, et le premier nie l'horreur du vide; Toricelli conjecture qu'elle produit la suspension de l'eau dans les pompes, à une élévation de trente-deux pieds; entin Pascal convertit toutes les conjectures en démonstration, en imaginant l'expérience du Puy-de-Dôme, moyen neuf et décisif, qui ne laissa plus aucun doute sur la pesanteur de l'air. Les deux traités de Pascal sur P'Équilibre des liqueurs et sur la Pesanteur de la masse de l'air furent achevés en l'annee 1653; mais ils ne furent imprimes pour la premiere fois qu'en 1663, un an apres la mort de l'auteur. (A.-M.)

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