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MÉMOIRES

DE

DUGUAY-TROUIN,

LIEUTENANT Général des arMÉES NAVALES DE FRANCE, ET COMMANDEUR DE L'ORDRE ROYAL ET MILITAIRE DE SAINT-LOUIS.

Paulum sepultæ distat inertiæ

Celata virtus.

HOR., ode IX, l. iv.

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OF

UNIVERSITY

7-FEB. 1928

OF OXFORD

INSTITUTIO

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Des notes étoient nécessaires pour l'intelligence des termes de marine qui sont employés dans cet ouvrage. La table explicative qui se trouve en tête de l'édition in-4° de 1740 étoit inexacte, incomplète, souvent obscure; on y remarquoit même des erreurs assez graves. On est fondé à croire que celui qui l'a rédigée étoit absolument étranger à la marine.

Ayant fait autrefois, comme marin, plusieurs voyages de long cours, je me suis chargé de la rédaction de ces notes, qui m'ont rappelé les souvenirs de ma jeunesse.

J. L. F. Foucault.

DE

DUGUAY-TROUIN.

Je suis né à Saint-Malo le 10 juin 1673, d'une famille de négocians. Mon père y commandoit des vaisseaux armés tantôt en guerre, tantôt pour le commerce, suivant les différentes conjonctures. Il s'étoit acquis la réputation d'un très-brave homme, et d'un habile marin.

[1689] Au commencement de l'année 1689, la guerre étant déclarée avec l'Angleterre et la Hollande (1), je demandai et j'obtins de ma famille la permission de m'embarquer, en qualité de volontaire, sur une frégate nommée la Trinité, de dix-huit canons, qu'elle armoit pour aller en course contre les ennemis de l'Etat. Je fis sur cette frégate une campagne si rude et si orageuse, que je fus continuellement incommodé du mal de mer. Nous nous étions emparés d'un vaisseau anglais chargé de sucre et d'indigo; et, voulant le conduire à Saint-Malo, nous fûmes surpris en chemin d'un coup de vent de nord trèsviolent, qui nous jeta sur les côtes de Bretagne pendant une nuit fort obscure. Notre prise échoua par un heureux hasard sur des vases, après avoir passé sur un grand nombre d'écueils, au milieu desquels nous

(1) La France étoit en guerre avec l'Angleterre et la Hollande, par suite du détrônement de Jacques 11.

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fûmes obligés de mouiller toutes nos ancres, et d'amener nos basses vergues (1), ainsi que nos mâts de hune (2); et, pour dernière ressource, de mettre notre chaloupe à la mer. Tout ce que nous pûmes faire n'empêcha pas que cet orage, dont l'impétuosité augmentoit à chaque instant, ne nous jetât si près des rochers, que notre chaloupe fut engloutie dans leurs brisans (3). Mais au moment même que nous étions sur le point d'avoir une pareille destinée, et que tout l'équipage gémissoit aux approches d'une mort qui paroissoit inévitable, le vent sauta tout d'un coup du nord au sud; et, faisant pirouetter la frégate, la poussa aussi loin des écueils que la longueur de ses câbles pouvoit le permettre. Ce changement de vent inespéré apaisa subitement la tempête et l'agitation des vagues, à un point que nous relevâmes sans beaucoup de peine notre prise de dessus les vases, et que nous nous trouvâmes en état de la conduire à Saint-Malo.

Notre frégate y ayant été carénée (4) de frais, nous ne tardâmes pas à retourner en croisière; et ayant trouvé un corsaire de Flessingue aussi fort que nous, nous lui livrâmes combat, et l'abordâmes de long en long. Je ne fus pas des derniers à me présenter pour

(1) Vergues: Pièces de bois de sapin, longues, arrondies légèrement, renflées dans le milieu, et auxquelles sont attachées les voiles.—(2) Máts de hune: Voyez la note de la page 296. — (3) Leurs brisans: On appelle ainsi des rochers qui s'élèvent jusqu'à la surface de la mer, et sur lesquels les vagues viennent se briser. - (4) Carénée : Caréner un bâtiment de mer, c'est réparer entièrement la partie submergée qu'on appelle carène. On met le vaisseau sur le côté; on brûle le vieil enduit dont la carène est recouverte; on répare les joints, et on applique sur tout le contour un nouvel enduit, composé ordinairement de brai, de soufre et de suif. La carène des gros navires modernes étant doublée en cuivre, l'opération du carénage ne doit pas leur être applicable.

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m'élancer à son bord. Notre maître d'équipage, à côté duquel j'étois, voulut y sauter le premier : il tomba par malheur entre les deux vaisseaux, qui, venant à sejoindre dans le même instant, écrasèrent à mes yeux tous ses membres, et firent rejaillir une partie de sa cervelle jusqué sur mes habits. Cet objet m'arrêta d'autant plus que je réfléchissois que, n'ayant pas comme lui le pied marin, il étoit moralement impossible que j'évitasse un genre de mort si affreux. Sur ces entrefaites, le feu prit à la poupe (1) du corsaire, qui fut enlevé l'épée à la main, après avoir soutenu trois abordages consécutifs ; et l'on trouva que, pour un novice, j'avois témoigné assez de fermeté.

[1690] Cette campagne, qui m'avoit fait envisager toutes les horreurs du naufrage, et celles d'un abordage sanglant, ne me rebuta pas. Je demandai à me rembarquer sur une autre frégate de vingt-huit canons, nommée le Grénedan, que ma famille faisoit armer; et je n'y sollicitai point encore d'autre place que celle de volontaire. Je fus assez heureux pour me faire distinguer dans la rencontre que nous eûmes de quinze vaisseaux anglais venant de long cours : ils avoient beaucoup d'apparence, et la plupart de nos officiers les jugeoient vaisseaux de guerre; en sorte que notre capitaine balançoit sur le parti qu'il avoit à prendre. Malgré ma qualité de simple volontaire, il étoit obligé de garder quelques ménagemens avec moi, par rapport à ma famille, à qui la frégate appartenoit : il savoit d'ailleurs que, quoique fort jeune, j'avois le coup d'oeil assez juste pour distinguer les vaisseaux. Je lui dis que j'avois observé ceux-ci avec mes lu(1) La poupe: L'arrière du bâtiment.

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