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» exécutée dans son sein... Cette œuvre de ténèbres est donc > bientôt consommée. »>

Il importe de nous arrêter ici à un contraste piquant, bien propre d'ailleurs à nous donner la juste mesure de l'influence de Voltaire comparée à celles de ses extrêmes, Diderot et Jean-Jacques. Un an avant ce bel arrêt et ce beau mandement s'éteignait paisiblement Diderot, matérialiste avoué et connu pour tel. Diderot avait reçu, plusieurs fois, avec bonhomie et politesse, le curé de Saint-Sulpice, mais il n'avait fait aucune déclaration et ne s'était point confessé. Cependant, à la grande joie de sa femme, fervente catholique et de son frère le chanoine, qui fit dire force messes pour le repos de son âme, l'encyclopédiste Diderot eut des obsèques à Saint-Roch et son corps y fut inhumé dans la chapelle de la Vierge, où ses restes doivent être encore. C'est le cas de rappeler l'adage: Habent sua fata libelli... et philosophi.

Disons toutefois que l'instinct de l'Église ne l'a point trompée. C'est à bon droit qu'elle a toujours senti en Voltaire son plus grand ennemi. On ne détruit que ce que l'on remplace, et l'humanité ne peut vivre sur une négation. Or, Diderot ne niait pas seulement l'Église, il niait Dieu; tandis que Voltaire, tout en attaquant Rome et Genève, proclamait Dieu comme le principe nécessaire de la vie et le premier mot de la raison. Voltaire, demeuré religieux, réservait et ouvrait l'avenir; tandis que Diderot inquiétait moins l'Église, à cause de l'excès même de sa négation.

Évidemment, d'Alembert et ses amis se trompaient. Les temps n'étaient pas venus. Les vieux pouvoirs étaient debou et ne pouvaient être ainsi bravés en face par un pouvoir nout veau. Il fallait la révolution, et encore, à l'heure qu'il est, Voltaire n'aurait pas si beau jeu. Qu'on se rappelle les discussions du sénat et l'attitude générale du clergé, plus violemment ultramontain qu'il ne le fut sous Charles X. L'ignorance est encore si grande que la superstition est toujours toute puissante. La tolérance a fait quelque progrès, on ne brûlerait plus le chevalier de La Barre, on ne ferait plus expirer Calas sur la roue, comme on le fit il y a cent ans. Toutefois cette tolérance n'est pas ce qu'elle devrait être, même d'après la constitution qui nous régit. La liberté de conscience est opprimée par la prédominance de la religion

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de la majorité des Français. Qui pourrait assurer que le premier Centenaire de l'homme illustre qui fut le père de 89, dont 91 porta triomphalement les cendres au Panthéon, qui peut assurer que ce premier Centenaire sera célébré avec le concours de l'État établi sur les principes de 89, avec l'empressement national que montrèrent nos pères, sous le premier souffle de la liberté ?

Donnons-nous le plaisir instructif de voir comment on peut écrire la vie d'un grand homme. Voici la conclusion d'une Histoire de la vie et des œuvres de Voltaire, publiée en 1824, par M. Paillet de Warcy, capitaine décoré, membre de plusieurs socié tés savantes et littéraires (sic). J'ajouterai que ce livre, s'il est composé sous l'empire de préjugés intraitables, paraît écrit avec une certaine naïveté et une parfaite bonne foi.

<< Arquet-Voltaire fut mauvais fils, mauvais citoyen, ami >> faux, envieux, flatteur, ingrat, calomniateur des vivants et >> des morts, intéressé, intrigant, peu délicat, vindicatif, am» bitieux de places, d'honneurs, de dignités; hypocrite, mé→ >> chant, avare, intolérant, inhumain, despote, impie, blas» phémateur, sacrilége, menteur, violent... Ces défauts et » ces vices, sans compter bon nombre d'autres, nous les avons >> tous prouvés... >>>

De semblables appréciations ne sont pas sans exemple, bien s'en faut; mais il est bon de faire appel, par tous les moyens au sentiment de justice et à la raison du lecteur.

En outre, nous devons nous souvenir que ce bon chrétien n'était pas le seul à poursuivre le procès de Voltaire et de Rousseau. Sous la Restauration, la réaction contre 89 était à l'ordre du jour; c'était le temps de la terreur blanche, des lois contre le sacrilége et des clameurs contre les ouvriers de la révolution. Il n'y eut alors si mince grimaud qui ne crût de son honneur ou de son intérêt de détacher le coup de pied de l'âne aux vieux lions du xvIIe siècle; il n'y eut si jeune tonsuré, frais émoulu du séminaire, qui ne commencât ou ne finît ses sermons par déclamer contre Voltaire et Rousseau, les frappant furieusement, comme on frappe dụ poing les têtes de Turc dans les établissements forains, qui portent pour enseigne: messieurs, essayez vos forces. Tout cela était sans doute fort puéril et fort ridicule, mais fut fait avec tant d'ensemble qu'on réussit, aux yeux de la foule et pou

un temps, à voiler les grandes figures des pères de 89. La prose de l'honnête capitaine n'est pas aussi entraînante que la féroce colère de l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. On voit que de Maistre, en accablant Voltaire des traits de sa rage sainte, est désespéré qu'un tel homme soit l'ennemi de l'Église. Il le glorifie, en le foudroyant de ses injures, de ses outrages. « Il a le front abject, ses yeux sont des cratères où » bouillonnent la luxure et la haine, sa bouche est un rictus, » son rire une grimace... d'autres cyniques étonnèrent la » vertu, Voltaire étonne le vice... Il se plonge dans la fange, » il s'y roule, il s'en abreuve, il livre son imagination à l'en>> thousiasme de l'enfer. Paris le couronna, Sodome l'eût » banni... Le dernier des hommes après ceux qui l'aiment... » Beau génie, tant qu'il vous plaira, mais il ne faut le louer » qu'à contre cœur...Ne me parlez pas de cet homme, je ne puis en soutenir l'idée! Oh! qu'il nous a fait de mal... » Quand je vois ce qu'il a fait et ce qu'il pouvait faire, ses ini» mitables talents ne m'inspirent plus qu'une sorte de rage » sainte qui n'a pas de nom. Suspendu entre l'admiration et » 'horreur, je voudrais lui élever une statue... par la main >> du bourreau. »

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Bien rugi, lion. Après le coassement des grenouilles, voici un royal cri de fureur, un cri digne de l'ennemi et qui montre quelle fut sa puissance. Voltaire, déchiré par la griffe et la dent de de Maistre, c'est la lime brillante mordue par le serpent: la bonne et forte trempe de l'une et de l'autre en apparaît dans un plus grand jour. L'homme des doctrines anciennes, ainsi que l'appelle Ballanche, catholique et contre-révolutionnaire non moins forcené qu'écrivain vigoureux, l'homme qui a écrit: la croix atteste le salut par le sang, le bourreau est l'exécuteur de l'expiation divine, cet homme devait haïr Voltaire, qui avait horreur du sang et voulait supprimer le bourreau. L'énumération du bon capitaine, décoré et membre de plusieurs sociétés savantes, me remet en mémoire l'énųmération de Goethe, au sujet de Voltaire envisagé comme homme supérieur. Elle est un peu longue, car l'auteur de Faust n'a pu se satisfaire à moins, mais elle nous consolera de l'autre. « Profondeur, génie, imagination, goût, raison, sensibilité, philosophie, élévation, originalité, naturel, esprit, bel es» prit, bon esprit, facilité, flexibilité, justesse, finesse; abon

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» dance, variété, fécondité, chaleur, magie, charme, grâce, » force, coup d'oeil d'aigle, vaste entendement, riche instruc» tion, excellent ton, urbanité, vivacité, délicatesse, correc» ţion, pureté, clarté, élégance, harmonie, éclat, rapidité, » gaieté, pathétique, sublimité, universalité, perfection en» fin... voilà Voltaire.

» La nature produisit en Voltaire l'homme le plus émi> nemment doué de toutes les qualités qui caractérisent et » honorent sa nation, et le chargea de représenter la France à » l'univers. Après avoir fait naître cet homme extraordinaire, > le type du génie français, elle se reposa comme pour mieux » le faire apprécier ou comme épuisée par ce prodige. »>

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Cette opinion a été celle de Frédéric, de Diderot et de beaucoup d'autres personnes d'un poids un peu plus considérable que l'honnête capitaine et les autres déclamateurs, qni se sont époumonnés en criant: c'est la faute de Voltaire, c'est la faute de Rousseau.

Mme Denis avait horreur de Ferney et craignait d'y retourner, ainsi que nous l'expliquerons en nous occupant de cette nièce, peu digne d'estime. Elle manœuvra donc de façon à éloigner Wagnière, à paralyser les conseils de Tronchin et finalement à hâter la mort de l'oncle, dont elle convoitait la riche dépouille.

Si Voltaire mourut après un triomphe, il eut aussi son calice d'amertume. Quatre jours avant d'expirer il chassa de sa chambre cette nièce, qui lui devait tout et qu'il ne voulait plus voir. Il y eut des scènes pénibles près du lit de ce vieillard si actif, si ferme, réduit à l'impuissance par la maladie et les artifices de sa nièce. C'est là dessus que le parti dévot a imaginé une agonie horriblement burlesque, digne de Garasse et de Patouillet.

Heureusemént, la Providence réservait à Voltaire la suprême consolation d'apprendre que ses efforts, pour réhabiliter la mémoire de Lally, étaient enfin couronnés de succès et sa main mourante put crayonner ces derniers mots : Je

meurs content!

Voltaire eut la joie de mourir comme il avait vécu, en faisant le bien. Transiit benefaciendo.

VOLTAIRE ET LA FEMME

I

AMOURS DE JEUNESSE

Il importe particulièrement ici de ne pas isoler l'homme de son temps. La jeunesse de Voltaire se passa sous la Régence et les premières années du règne de Louis XV. Très-répandu dans le grand monde, il tint une partie de ses mœurs de cette époque célèbre par sa licence. On ne peut oublier qu'elle eut à sa tête un cardinal, qui, malgré son esprit, mérita bien l'épithète de polisson et commit, dans ce grand carnaval, la bouffonnerie ridicule de s'affubler de la mitre vénérable de Fénélon. Comment un jeune homme ardent et sensible, auteur dramatique et poëte, eût-il pu ne pas participer peu ou beaucoup à cette facilité de mœurs? Voltaire eut donc des amourettes et des passions, dont deux furent sérieuses et dont l'une remplit longtemps son cœur. Au milieu de cette vie agitée et que je ne défends point absolument, ce qui ressort toutefois de l'attitude de Voltaire, c'est que, s'il eut plus d'une maîtresse, sa conduite envers toutes fut digne, affectueuse et dévouée en plus d'une occasion. Il en devait être ainsi; car il était honnête et bon, et la

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