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PIBLIOTHEQM
Ame Arrondisserien.

DE INSTRUCTION

DE LA

CANONISATION DE SAINT CUCUFIN

ET DE CELLE DE VOLTAIRE

Quid vetat ridendo dicere verum? Et pourquoi ne pas dire la vérité en riant? Voltaire l'a fait avec tant de succès qu'il nous sera bien permis de l'imiter en passant et pour lui rendre justice.

Le 8 octobre 1766, Clément XIII canonisa un capucin d'Ascoli, du nom trop réjouissant de Cucufin, de sorte que les moines ses frères (rusés comme tous les moines, depuis que le monde moinant moina de moinerie, au dire de Rabelais) obtinrent de rebaptiser celui-ci du nom de Séraphin. Cet honnête capucin était célèbre, dit-on, par ses miracles et son humilité. Plusieurs fois on le vit passer le ruisseau Potenza sans se mouiller; dînant chez le cardinal Berneri, évêque d'Ascoli, il renversa par humilité un œuf frais sur sa barbe et mangea de la bouillie avec sa fourchette: en récompense de quoi la sainte Vierge lui apparut. Il fit encore beaucoup d'autres miracles et si, comme la chose eut lieu aux noces de Cana, il ne changea pas de l'eau en vin (ce qui eût été trop fort pour un simple moine), il lui arriva une fois de rendre du vin gâté tout à fait potable. C'est pour ces hauts faits et

gestes, et moyennant cent mille écus, que la sainte congrégation des rites le déclara digne d'être canonisé.

De nos jours, nous avons vu canoniser saint Labre. Il est vrai qu'il porta plus loin que l'honnête Cucufin le culte de l'humilité et le mépris de son corps. Il voulut être, dit son biographe, le rebut et la balayure du monde. Vivant d'aumônes, vêtu de loques immondes, allant de pèlerinage en pèlerinage, il se nourrissait des débris qu'il disputait aux chiens vaguant dans les rues. Son corps était couvert de plaies et d'ulcères, et il mourut de consomption à trente-cinq ans. M. de Montalembert nous a appris que sainte Élisabeth de Hongrie lavait les plaies des lépreux et buvait l'eau qui avait servi à cet usage. Jamais on ne fit une plus sanglante critique de Voltaire, qui était très-propre et qui, en prenant soin de son corps délicat, prolongea sa vie jusqu'à quatre-vingtquatre ans.

M. Veuillot, dans ses Odeurs de Paris, nous remontre encore vertement tous les périls de la propreté. C'est à faire frémir, et jamais son coup d'œil d'aigle ne s'éleva à de plus hautes considérations. De combien ces quelques lignes ne dépassent-elles pas en profondeur tous les travaux historiques de Voltaire! mais Voltaire n'était qu'un navet, tandis que M. Veuillot est un vrai catholique, digne de s'entendre avec le bouddhiste le plus pieux des forêts de Ceylan. Écoutons ce saint homme, nous n'aurons pas à nous plaindre de lui avoir donné quelque attention:

« Nous sommes, dit-il, un peuple très-propret. Nous avons pris le pli de la propreté. Or, il n'y a que les peuples négligés sur cet article qui aient empire sur eux-mêmes; ils ont le même empire sur le monde. L'empire appartient aux peuples malpropres. Je me contente d'énoncer cette grande vérité pratique. Je pourrais ici la démontrer historiquement. L'axiome suffit à un esprit d'une trempe supérieure. Tous les amants de la propreté sont faibles, et cela doit être. Quoi qu'ils prétendent, le corps humain est fait de saleté. Dieu le tira de la boue; naturellement il ne peut trouver de force que dans ses principes constituants. Mais feignant de croire, comme dit l'autre, qu'il est né de sa propre puissance, qu'il est maître, ce stupide corps renie son origine et se vautre

dans toutes les propretés imaginables, ce qui l'énerve et le tue... Les Moscovites se flattent de prendre l'empire du monde, et la chose aurait lieu que je n'en serais pas étonné. Ce triomphe ne dépend pas de leur civilisation, mais de la force et de la durée de leur goût pour la chandelle. Ceux qui oignent de suif et d'huile rance leur barbe et leurs cheveux, voilà les vainqueurs du monde. »

Ce discours de crasseux en délire est bien un peu en contradiction avec la civilité puérile et honnête. Il l'est bien davantage avec le rêve parfumé du Turc. Si quelque chose pouvait étonner un aussi ferme croyant que M. Veuillot, ce seraient les conquêtes de ces Arabes, auxquels Mahomet prescrit cinq ablutions par jour. La brillante civilisation des Maures de l'Espagne a laissé dans l'histoire une trace ineffaçable. Le pape Sylvestre II fut leur écolier. Il devint très-savant à Cordoue et nous en rapporta les chiffres arabes, l'horloge à balancier, etc. Ce pape, instruit chez les mécréants chevaleresques de l'Espagne, doit sentir l'hérésie aux yeux de l'orthodoxe écrivain des Odeurs de Paris. Quoi qu'il en soit, il est certain que ces Musulmans, bien lavés, ont fait la conquête de plusieurs peuples très-malpropres, ce qui est une pierre d'achoppement pour la théorie infaillible de M. Veuillot.

Toutefois, il faut tirer l'échelle après ce beau morceau, qui ferait honte à Bossuet. Je reviens à mon propos.

Voltaire remarque que si de tout temps les peuples policés ont adoré un Dieu formateur du monde, de tout temps aussi ils ont composé à ce Dieu, qui n'en a pas besoin, une cour où ils ont placé leurs grands hommes, pour avoir des protecteurs auprès du maître. Les anciens ont eu Bacchus, Cérés, Hercule et tous les dieux inférieurs. Les Romains ont mis dans leur ciel Divus Trajanus et Divus Antoninus. Beaucoup plus tard, les chrétiens imitèrent la Grèce et Rome, et finirent, après avoir fait des saints, par prendre audacieusement leurs noms, irrévérence que ne commirent pas les anciens. C'est ainsi que nous avons eu des Matthieu, des Roch, des Pancrace et des Cunégonde.

Sur cette idée, compatible avec la faiblesse des hommes et qui leur sert de degrés pour se rapprocher de Dieu, le philosophe se résigne très-bien à honorer les saints dans tous les

grands hommes qui ont rendu service à leurs semblables et les ont aimés. Il en propose quelques-uns, tels que Bayard, Catinat, Turenne, de Thou, Michel de L'Hospital et surtout Henri IV. Si on lui dit qu'il faut aussi des saintes, il acquiesce avec empressement, disant que les dames ne sauraient être ni trop honorées ni trop festoyées, et il propose la vaillante pucelle d'Orléans et Marguerite d'Anjou, qui livra douze batailles pour délivrer son imbécile mari.

Eh bien ! puisqu'il y a des saints à faire, puisqu'il en faut aux hommes et que cet usage leur est utile, nous voulons user de la permission et nous allons en proposer un à la sainte congrégation, non pas des rites, mais des gens de cœur, qui aiment l'humanité et croient en son avenir comme ils croient en Dieu.

Voici donc la légende de Divus Voltairius, pour faire suite à celles de Divus Antoninus, Divus Socrates, Divus Henricus quartus (car on ne peut séparer le héros et le poëte). Nous n'avons pas besoin d'ajouter que ces diverses légendes ne s'accordent pas trop avec celle de saint Cucufin ou Séraphin d'Ascoli,

Nous diviserons cette requête, à fin de la béatification de Voltaire, en trois points, comme tout bon et honnête sermon. Le premier contiendra ses gestes humanitaires, le second aura pour objet le compte sommaire des verres d'eau donnés au pauvre, selon le sentiment évangélique, par le seigneur de Ferney, le troisième nous servira à mettre sous les yeux des juges quelques autres preuves écrites de l'humanité du philosophe.

PREMIER POINT

Les gestes de Voltaire

1o Avoir vivement mais vainement tenté de sauver l'amira | Bing du supplice injuste, auquel il fut condamné par la politique du premier Pitt et pour satisfaire l'amour-propre national des Anglais.

2o Avoir, pendant trois ans, soutenu, protégé et finalement sauvé la famille Calas, en faisant casser l'arrêt qui avait condamné l'innocent au supplice de la roue.

3o Avoir, pendant dix ans, protégé, défendu la famille Sirven et gagné son procès.

4o Avoir, pendant douze ans, vengé le meurtre du chevalier de la Barre, condamné pour impiété, à l'âge de dix-sept ans, à subir la torture ordinaire et extraordinaire, à avoir le poing coupé, la langue arrachée et le corps jeté au feu, ce qui fut en partie exécuté en 1765.

50 Avoir recueilli chez lui, défendu en France et protégé en Prusse d'Etallonde de Morival, jeune officier condamné avec de la Barre.

6o Avoir obtenu justice pour la veuve Montbailli, dont le mari innocent avait été roué, et qui était condamnée au même supplice.

7° Avoir, pendant les douze dernières années de sa vie, plaidé à Besançon et devant le conseil du roi, en faveur de douze mille pères de famille, serfs et mainmortables des moines de Saint-Claude. Disons qu'en 1778, l'année de la mort de Voltaire, Louis XVI abolit la servitude dans ses domaines et qu'il n'y eut plus d'esclaves que dans ceux de l'Église, à laquelle on n'osa toucher.

8° Avoir rendu à la culture la petite province de Gex, dépeuplée par suite de la révocation de l'édit de Nantes; avoir laissé douze cents habitants dans le bien-être là où il en avait trouvé quarante-neuf dans la misère; avoir soustrait lesdits habitants à la tyrannie des fermes générales.

9o Avoir, pendant douze ans, travaillé à la réhabilitation de Lally-Tollendal.

10° Avoir gagné le procès criminel fait au Mestre de camp de Morangies, accusé faussement d'un vol de cent mille écus.

11o Avoir obtenu la délivrance des prisonniers suisses faits par Frédéric pendant la guerre de sept ans; et secouru par son banquier de Berlin, les prisonniers français, après la bataille de Rosbach.

12o Avoir contribué à tirer des galères l'honnête criminel, Fabre, qui avait obtenu de prendre la place de son père, condamné au bagne et privé de ses biens pour avoir recueilli un prédicateur protestant et lui avoir donné à souper; item, au sujet d'Espinas, pareillement condamné et puni.

13° Avoir recueilli, élevé, marié et doté Mlle Corneille et soutenu son père et sa mère.

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