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VOLTAIRE ÉCLAIRÉ PAR J.-J. ROUSSEAU

ESQUISSE DU CARACTÈRE ET DES IDÉES DE L'AUTEUR
DE L'ÉMILE

I

Le nom de Voltaire appelle naturellement celui de Rousseau, puisque tous deux ont exercé l'influence la plus considérable sur leur siècle et sur la révolution grandiose qui le couronna. En outre, leurs caractères contrastent fortement et l'analyse de l'un n'est pas d'un médiocre secours pour faire mieux connaître l'autre. Rousseau est un excellent miroir pour retrouver la physionomie de Voltaire sous une vive et nouvelle clarté.

Il importe de montrer quel était Jean-Jacques avant d'exposer ses idées, celles-ci n'ayant fait que commenter et traduire l'homme. La tâche est facile, grâce à la nature trèstranchée de Rousseau et parce qu'il s'est épuisé en des analyses infinies de lui-même, ayant été amoureux de son sujet jusqu'à la manie. Ses Confessions, ses Dialogues, ses Promenades et Rêveries d'un Solitaire, sa Correspondance forment à peu près la moitié de son œuvre, une dizaine de volumes, remplis de sa personnalité, tournée et retournée de mille façons. Nous n'avons pas à nous en plaindre, car il y a

là de précieuses analyses, de délicates dissections morales, faites sur le vif et par un fin scalpel, sans compter de charmants récits que tout le monde a lus.

Né en 1712, dix-huit ans après Voltaire, Rousseau eut pour père un citoyen de Genève, pratiquant avec un certain talent la profession d'horloger. Sensible, enthousiaste, M. Rousseau obtint après une longue attente la main d'une jeune fille, dont la condition était supérieure à la sienne. Cet amour mutuel les rendit heureux, mais leur bonheur fut court, Mme Rousseau mourut en donnant le jour à son second fils, Jean-Jacques. Ce fut le premier malheur de l'enfant, car Mme Rousseau était une femme distinguée et gouvernait son mari, qui en avait besoin. L'enfance de Jean-Jacques fut néanmoins assez heureuse. Il la passa en partie chez son père avec lequel il lisait des romans et la vie des grands hommes de Plutarque, quelquefois jusqu'au jour; en partie chez un pasteur où il était en pension avec un de ses cousins. Puis il fut mis en apprentissage chez un maître graveur; ce milieu, assez grossier, ne lui fut guère favorable. Rousseau s'enfuit un beau jour, redoutant la brutalité de son maître et commence ces aventures, où on le voit, tour à tour, catéchumène, domestique, séminariste, professeur de musique; familier de Mme de Warens, précepteur, secrétaire d'un ambassadeur; enfin compositeur de musique, écrivain éminent, copiste de musique et de ses manuscrits.

Nous n'entrerons point dans des détails qu'il faut lire dans les Confessions. Nous ne saurions si bien dire et l'espace nous manque. Il suffit de faire entrevoir au lecteur quelle fut dès son origine l'existence difficile, décousue et quelque peu humiliée du futur citoyen de Genève.

Physiquement, Rousseau était de petite taille mais d'une complexion saine et assez robuste. Bon marcheur, il fit par plaisir plusieurs longs voyages à pied. Vers sa quarantième année, il commença à souffrir d'une inflammation de la prostrate, inflammation reconnue par le fameux frère Côme qui le sonda, en présence du Maréchal de Luxembourg. Rousseau souffrit de cette incommodité jusqu'à la fin de sa vie. Il parait cependant, d'après l'autopsie, que l'incommodité de Jean-Jacques ne doit être attribuée qu'aux violentes contractions spasmodiques d'un organe trop excitable.

« Je suis l'homme du tempérament le plus combustible >> mais en même temps le plus timide que la nature ait jamais >> produit. » Ces deux lignes des Confessions sont confirmées en cent endroits de l'auto-biographie de Rousseau. Timidité ultra-féminine et tempérament de faune, tel est le fond de cette nature singulière et contradictoire. Dans son deuxième dialogue, on trouve ces passages importants :

<< Jean-Jacques dépend beaucoup de ses sens, et il en dé» pendrait bien davantage, si la sensibilité morale n'y faisait >> diversion, et c'est encore souvent par celle-ci que l'autre » l'affecte si vivement... Jamais il n'y eut de plus mauvais » observateur, quoiqu'il ait longtemps cru en être un très» bon, parce qu'il croyait toujours bien voir quand il ne fai» sait que sentir vivement. >>

Ces révélations sont essentiellement caractéristiques de la nature de Rousseau. Que de gens, comme Jean-Jacques, croient voir juste, quand ils ne font que sentir vivement! C'est le propre de tous les êtres impressionnables et de la plupart des femmes.

Fortement teintée d'espérance, l'imagination de JeanJacques n'était pas moins ardente que ses sens. Dans sa jeunesse, il subit la tyrannie de l'une et des autres, comme dans sa vieillesse il y trouva les causes de ses consolations et de ses désespoirs.

Il y a beaucoup de la femme en Rousseau. Si son orgueil est grand, sa vanité est excessive et prédominante. Il en résulte que non-seulement Rousseau est timide mais méfiant de la façon la plus incroyable et la plus folle. En cela, pareil au cheval ombrageux qui est sur l'œil et sur l'oreille, toujours il craint la raillerie, le ridicule et s'imagine qu'on veut se jouer de lui. Jamais il n'osa s'abandonner à son entraînement, malgré la violence de ses sens, même dans les occasions les plus singulièrement propres à le dépouiller de cette triste méfiance.

Comme cette disposition morale est la clé du caractère de Jean-Jacques, nous allons insister sur ce point capital.

C'est à vingt-cinq ans que Rousseau, s'étant imaginé qu'il avait un polype au cœur et courant les chemins en chaise pour se rendre à Montpellier, rencontre l'aimable Mme de Lar

nage. Il doute de sa conquête jusqu'au dernier moment et confesse qu'il n'eût pu triompher de sa méfiance, si cette gracieuse femme, du bon temps de la poudre et des mouches, ne l'avait enfin directement provoqué; non sans avoir au préalable usé en vain de toutes les ressources d'une coquette de bonne compagnie.

La jeunesse n'ayant pu donner à Rousseau le moindre degré d'énergie virile et de confiance en lui, on comprend que l'âge mûr ait augmenté cette triste et fâcheuse disposition. Ayant douté de Mme de Larnage, Jean-Jacques doutera de Mme d'Houdetot, sa grande passion, passion la plus vive qu'aucun homme ait jamais sentie. Il avoue, en effet, qu'en lui écrivant, il avait pris la précaution de la tutoyer, « par la sotte et » vive crainte d'être persiflé et pour que ses lettres fussent » à l'abri des communications. Elle s'en plaignit plusieurs » fois assez vivement mais sans succès; ses plaintes ne firent » que réveiller ma défiance. »

Liée avec Saint-Lambert d'une affection qui dura jusqu'à la fin de sa vie, Mme d'Houdetot rendait à Rousseau 'une douce amitié, mais ne flatta jamais son amour. Et, Rousseau le dit lui-même, l'aimable femme était franche jusqu'à l'étourderie. La méfiance de Jean-Jacques s'alimentait sans doute de tout ce qu'il y avait de faux et d'assez ridicule dans sa situation, de poursuivant passionné et non toujours généreux d'une femme, qui n'éprouvait pas d'amour pour lui et qui était la maîtresse heureuse de son ami.

Aussi, dans ses Confessions, ressent-il le besoin de se relever aux yeux du lecteur. Il dit done, en achevant de conter la scène du bosquet d'Eaubonne, au clair de la lune : « Je fus » sublime. Que d'enivrantes larmes je versais sur ses genoux! » Que je lui en fis verser malgré elle! Dans un transport in» volontaire, elle s'écria : Non, jamais homme ne fut si aima» ble et jamais amant n'aima comme vous! mais votre ami » Saint-Lambert nous écoute et mon cœur ne saurait aimer » deux fois.» Après s'être décerné cette couronne de héros de roman, Jean-Jacques ajoute encore, au sujet de Mme d'Houdetot, qu'il lui rendit ses lettres et qu'elle n'en put faire autant, parce qu'elle prétendait avoir brûlé les siennes. Mais Jean-Jacques n'en crut rien. « Jamais, dit-il, une femme qui

» a inspiré une pareille passion n'aura le courage d'en brûler » les preuves. »

Il est un autre fait très-grave de la vie de Rousseau, si grave qu'il ne s'en ouvrit jamais à personne, pas même à Mme de Warens. Ce fait contribua beaucoup à le décider à écrire ses Confessions, afin de décharger sa conscience. Il est trop caractéristique de sa nature pour que nous ne le mentionnions pas ici. Il s'agit de son fameux vol d'un ruban, vol dont il accusa une jeune fille innocente, qu'il estimait et qu'il aimait pour son bon cœur. Mais toute la maison était rassemblée, le coupable Jean-Jacques, il avait dix-sept ans, bourrelé de remords, mentit avec une impudence infernale. « Je craignais la >> honte plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au » monde. J'aurais voulu m'enfoncer, m'étouffer dans le cen»tre de la terre l'invincible honte l'emporta sur tout, la » honte seule fit mon impudence; plus je devenais criminel, » plus l'effroi d'en convenir me rendait intrépide. >>

Tel était Rousseau, par suite de son excessive et prédominante vanité. L'erreur une fois lancée dans le public, le paradoxe devenu l'affaire de Jean-Jacques, il persistera avec une effronterie folle, il persistera jusqu'à la mort. Car, avant tout, la vanité l'emporte et le sentiment du juste ne vient que plus tard lui imposer le remords. Rousseau garda celuici pendant toute sa vie et ne put en délivrer son cœur qu'en écrivant sa faute. Ce fait montre nettement que, si Rousseau avait à un assez haut degré le sentiment de la justice, la maitresse pièce de son organisme était une vanité féroce, le mot n'est pas trop fort.

Rousseau est une sorte d'androgyne. Il est si vibrant, si impressionnable, que la flottante tunique de la femme enveloppe sa virilité et son intelligence. Il est femme par sa sensibilité, par sa vanité, par la faiblesse de son caractère; il est homme par la violence de ses sens et la vigueur de son esprit.

Il adore la vertu, la nature l'enivre et les femmes lui font tourner la tête; la raison arrive ensuite, en boitant, quand elle peut. Jamais Rousseau n'a pu composer à froid. Il lui faut la promenade ou l'insomnie. Toute chose l'impressionne trop vivement pour que, sur le coup, il puisse la juger et sot prêt à

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