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rien, conteur, auteur dramatique, etc., mais ce qu'il y a de meilleur et de plus grand en lui, c'est l'homme.

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Aussi, n'est-ce pas sans motifs que Condorcet a écrit, huit ans après la mort de Voltaire, qu'il avait été plus admiré que connu. Pour le gros du public, voltairien n'est-il pas synonime de sceptique? La vérité c'est que Voltaire fut religieux à la façon de Socrate et de Marc Aurèle; si bien qu'il porta dans l'esprit de Diderot la peine de son déisme, presque jusqu'à la fin de sa vie ! Voltaire a été non-seulement l'homme de raison mais encore l'homme de foi de son siècle.

Quelques-uns des aspects de Voltaire ont perdu de leur valeur, quant à l'homme il grandira d'âge en âge dans l'équitable postérité. Car, si la raison finit toujours par avoir raison, les hommes, à la longue, mettent dans leur ciel ceux qui les ont le plus aimés et le mieux servis. Voltaire a été grand aux yeux de nos pères, il est naturel qu'il paraisse plus grand encore aux héritiers de 89. A l'œuvre on connaît l'artisan; et Voltaire restera le plus puissant et le plus habile promoteur de cette révolution, que l'humanité comptera un jour au nombre de ses époques climatériques.

Au point de vue des destinées humaines, ce n'est pas outrepasser la mesure que de dire: la Révolution française (il est juste de lui conserver ce titre), peut être comparée à ce que serait pour la terre un mouvement évolutif de son axe. Par la révolution le vieux monde fut désorbité et la société s'établit sur de nouvelles bases. Nos neveux le comprendront encore mieux que nous et feront une large place dans leur Panthéon à celui qui a pu dire justement :

J'ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin.

Si l'on doit juger de la valeur morale d'un homme par les preuves constantes et efficaces de son amour de

la justice et de ses semblables, nul peut-être ne pourrait le disputer à Voltaire. Pendant plus de soixante ans et sans se démentir un seul jour, son âme brûla de la flamme sacrée. Une gloire vaillamment conquise, une fortune considérable, loin d'endormir son activité, accrurent ses forces et centuplèrent son action pour le bien. Ni la persécution, ni les maladies, ni la vieillesse ne purent le faire faiblir. Comme il l'écrit de son lit, pupître des gens de quatre-vingts ans, à la duchesse d'Enville, tous les jours, il se jette aux pieds de quelqu'un au nom de l'humanité, pour l'affaire qui occupe actuellement sa vieille tête et son jeune cœur. Ah! certes personne n'a plus aimé ses semblables que Voltaire et ne l'a mieux prouvé par tous les actes de sa longue existence. Nous avons à cœur de mettre en pleine lumière cette vérité: Voltaire fait plus d'honneur au genre humain par la noblesse de ses sentiments que par l'universalité de son génie. Grand homme de bien, l'amour de la justice et de l'humanité fut la source de son génie et la cause de son action sur le monde. C'est par ·là, surtout, qu'il mérite de vivre à jamais dans la postérité.

II

Quand parut Voltaire, un fait considérable s'était produit dans le monde. Les beaux-arts, les lettres et le théâtre avaient jeté un éclat incomparable sur le siècle de Louis XIV. Cette vive lumière, rayonnant sur la France et l'Europe, était une première initiation, et Voltaire apprécia admirablement son importance. La ville et la cour étaient devenues quelque peu lettrées et policées. On ne pensait guère, on ne savait presque rien, mais on était éveillé et l'on s'intéressait aux choses

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de l'intelligence. C'était beaucoup; maintenant il fallait semer dans ce terrain préparé, il fallait agrandir la sphère très-bornée encore des esprits cultivés. Descartes, Gassendi, Spinoza, Leibnitz, Pascal, Malebranche, Bayle, n'étaient lus que par un petit nombre de personnes, entendus par moins encore. Fontenelle par la Pluralité des Mondes, Montesquieu par les Lettres persannes, 1721, avaient fait un pas heureux dans une carrière nouvelle.

Mais, en présence de l'ignorance générale, du débordement de la régence, réagissant contre la compression dure et inintelligente des dernières années de Louis XIV, la tâche s'imposait, immense, lourde, formidable. Tout était à faire dans l'ordre philosophique, politique, économique. Les lois civiles et criminelles, les finances, les administrations publiques, il fallait tout refondre. La vieille machine de l'État était usée et ressemblait à célle de Marly.

Qui pouvait porter le poids d'une telle œuvre, sinon un homme doué d'un génie particulier? Il ne suffisait pas qu'il fût savant, artiste, poëte, capable de réussir dans tous les genres, il fallait qu'il fût homme du monde, aimable, plein de tact et de souplesse, propre à séduire et à se faire accepter de ceux-là seuls qui pouvaient l'entendre et contre lesquels la partie se jouait en définitive. Il fallait encore une activité infatigable et une prodigieuse puissance de travail, le sens pratique le plus droit et le plus délié, enfin une âme très-haute et très-bienveillante, le cœur le plus généreux et le plus enthousiaste.

Cet homme fut Voltaire. Sans doute il n'eut pas d'abord pleine conscience de sa mission, Il marcha vaillamment, héroïquement à son but, poussé par une force invincible et secrète, la force qui anime les hommes destinés à agir sur leurs semblables dans de vastes pro

portions et pour les plus grands desseins de la Providence. Penseur et homme d'action, d'une raison trèsferme et d'une vibrante sensibilité, rien ne lui manquait, car il ne pouvait manquer à son rôle nécessaire.

Nul apôtre ne fut plus sincèrement animé que Voltaire, des sentiments que 89 devait formuler à la clarté de ses foudres. Je ne vois nulle part un démocrate plus net et plus radical. Mais Voltaire est un révolutionnaire par en haut. Il connaît trop la misère et l'ignorance des peuples, il a trop gémi de leurs fratricides tueries civiles et religieuses, il a trop horreur de la guerre et de ses ravages, pour ne pas chercher le salut des nations par la lumière, en s'adressant à ceux qui doivent ou peuvent la posséder. C'est pour l'humanité, c'est pour le peuple qu'il travaille, mais c'est à ses guides et à ses chefs qu'il s'adresse.

Aussi, parfois réprouve-t-il ceux qui, combattant à ses côtés, s'égarent hors de la voie droite. Là est la cause de son dissentiment avec Rousseau. Jean-Jacques, en politique, d'Holbach, Helvétius en philosophie lui paraissent des Erostrates. Ils nuisent à la bonne cause, et il en souffre profondément.

Lorsqu'on va au fond des choses, il est manifeste que Voltaire a raison. Sans une lumière nouvelle, sans une évolution de l'esprit, aucune réforme n'est possible, et les mouvements des peuples ne produisent que désordres et anarchie. Mais il faut avouer aussi que l'aveuglement et la démoralisation de ceux, qui de droit ou de fait marchent à la tête des peuples, sont quelquefois tellement irrémédiables, que les réformes ne peuvent s'accomplir et renouveler la société que par de violentes secousses et des crises aussi terribles qu'elles sont salutaires.

Or, parmi ceux qui préparent les foudres et chargent ces mines mystérieuses, à leur insu et à l'insu de tous, il

y a les têtes mal faites et les âmes malsaines; il y a encore les esprits exaltés et les coeurs affolés par la souffrance. Ces derniers aussi ont une œuvre nécessaire à accomplir et ce fut la mission des extrêmes de Voltaire, dont les plus notables sont Jean-Jacques et Diderot.

III

On ne se rend jamais bien compte des efforts que nécessite un mouvement décisif dans la marche des sociétés humaines. Il y faut des martyrs, des héros, des génies, des hommes d'action, des fanatiques, des fous, des monstres, une accumulation prodigieuse de forces de diverse nature. C'est une genèse formidable. Les volcans y sont nécessaires, pour que surgissent à travers le dur granit des terres plus fécondes, pour que de ces races primitives sorte une humanité nouvelle.

En esquissant ici le rôle de Diderot et de JeanJacques, nous apprécierons mieux la grandeur de celui de Voltaire, grandeur que nous mettrons hors de toute contestation.

• Homme de sensation et de sentiment comme JeanJacques, Diderot se distingue de lui par la virilité de son caractère. Robuste, actif, bienveillant, sans vanité prédominante, le mâle génie de Diderot n'est point personnel comme celui de Jean-Jacques. Expansif, ouvert, s'intéressant à tout, aimant tout, les hommes et les choses, les arts et les lettres, ne haïssant que le mal qui accable l'espèce humaine et déchire son cœur, Diderot fut l'Hercule de l'Encyclopédie, le boute en train et le boute-feu du xvIIe siècle.

Dans sa vaillante audace, il se rue contre le passé.

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