homme qui a cent mille écus de rente nourrisse des doreurs, des brodeuses ou des peintres, que s'il employait son superflu, comme les anciens Romains, à se faire des créatures, ou bien, comme nos anciens seigneurs, à entretenir de la valetaille, des moines ou des bêtes fauves. La corruption des mœurs naît de l'inégalité d'état ou de fortune, et non pas du luxe; elle n'existe que parce qu'un individu de l'espèce humaine en peut acheter ou soumettre un autre. Il est vrai que le luxe le plus innocent, celui qui consiste à jouir des délices de la vie, amollit les âmes, et, en leur rendant une grande fortune nécessaire, les dispose à la corruption; mais en même temps il les adoucit. Une grande inégalité de fortune, dans un pays où les délices sont inconnues, produit des complots, des troubles, et tous les crimes si fréquens dans les siècles de barbarie. Il n'est donc qu'un moyen sûr d'attaquer le luxe, c'est de détruire l'inégalité des fortunes par les lois sages qui l'auraient empêché de nuire. Alors le luxe diminuera sans que l'industrie perde rien; les mœurs seront moins corrompues, les âmes pourront être fortes sans être férocés. Les philosophes qui ont regardé le luxe comme la source des maux de l'humanité, ont donc pris l'effet pour la cause; et ceux qui ont fait l'apologie du luxe, en le regardant comme la source de la richesse réelle d'un état, ont pris pour un bon régime de santé un remède qui ne fait que diminuer les ravages d'une maladie funeste. C'est ici toute l'erreur qu'on peut reprocher à M. de Voltaire; erreur qu'il partageait avec les hommes les plus éclairés sur la politique qu'il y eût en France quand il composa cette satire. Quant à ce qu'il dit dans la première pièce, et qui se borne à prétendre que les commodités de la vie sont une bonne chose; cela est vrai, pourvu qu'on soit sûr de les conserver, et qu'on n'en jouisse point aux dépens d'autrui. Il n'est pas moins vrai que la frugalité, qu'on a prise pour une vertu, n'a été souvent que l'effet du défaut d'industrie, ou de l'indifférence pour les douceurs de a vie, que les brigands des forêts de la Tartarie poussent au moins aussi loin que les stoïciens. Les conseils que donne Mentor à Idoménée, quoiqu'inspirés par un sentiment vertueux, ne seraient guère praticables, surtout dans une grande société ; et il faut avouer que cette division des citoyens en classes, distinguées entre elles par les habits, n'est d'une politique ni bien profonde ni bien solide. Les progrès de l'industrie, il faut en convenir, ont contribué, sinon au bonheur, du moins au bien-être des hommes; et l'opinion que le siècle où a vécu M. de Voltaire valait mieux que ceux qu'on regrette tant, n'est point particulière à cet illustre philosophe : elle est celle de beaucoup d'hommes très-éclairés. Ainsi, en ayant égard à l'espèce d'exagération que permet la poésie, surtout dans un ouvrage de plaisanterie, ces pièces ne méritent aucun reproche grave, et moins qu'aucun autre celui de dureté ou de personnalité que leur a fait J.-J. Rousseau; car c'est précisément parce que le commerce, l'industrie, le luxe, lient entre eux les nations et les états de la société, adoucissent les hommes et font aimer la paix, que M. de Voltaire en a quelquefois exagéré les avantages. Nous avouerons avec la même franchise que la vie d'un honnête homme, peinte dans le Mondain, est celle d'un Sybarite, et que tout homme qui 1 mène cette vie ne peut être, même sans avoir aucun vice, qu'un homme aussi méprisable qu'ennuyé; mais il est aisé de voir que c'est une pure plaisanterie Un homme qui, pendant soixante et dix ans, n'a point peut-être passé un seul jour sans écrire ou sans agir en faveur de l'humanité, aurait-il approuvé une vie consumée dans de vains plaisirs? Il a voulu dire seulement qu'une vie inutile, perdue dans les voluptés, est moins criminelle et moins méprisable qu'une vie austère employée dans l'intrigue, souillée par les ruses de l'hypocrisie ou les manœuvres de l'avidité. LE MONDAIN." REGRETTERA qui veut le bon vieux temps, Qui pour mon bien m'a fait naître en cet âge Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs. Tous les plaisirs, les arts de toute espèce, Qui du Texel, de Londres, de Bordeaux, Ne gratta point le triste gosier d'Ève; Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père, 1 Caressais-tu madame Ève ma mère? Or maintenant voulez-vous, mes amis, a Il va siffler quelque opéra nouveau, Et votre prose, encor qu'un peu traînante; NOTES. CETTE pièce est de 1736. C'est un badinage dont le fond est très-philosophique et très-utile: son utilité se trouve expliquée dans la pièce suivante. Voyez aussi la Lettre de M. de Melon à madame la comtesse de Verrue. C Auteur du Cuisinier français. Fameux sculpteur né à Chaumont en Champagne. d Excellent orfévre dont les dessins et les ouvrages sont du plus grand goût. • Les curieux d'anecdotes seront bien aises de savoir que ce badinage, non-seulement très-innocent, mais dans le fond très-utile, fut composé dans l'année 1736, immédiatement après le succès de la tragédie d'Alzire. Ce succès anima tellement les ennemis littéraires de l'auteur, que l'abbé Desfontaines alla dénoncer la petite plaisanterie du Mondain à un prêtre nommé Couturier, qui avait du crédit sur l'esprit du cardinal de Fleuri. Desfontaines falsifia l'ouvrage, y mit des vers de sa façon, comme il avait fait à la Henriade. L'ouvrage fut traité de scandaleux, et l'auteur de la Henriade, de Mérope, de Zaïre, fut obligé de s'enfuir de sa patrie. Le roi de Prusse lui offrit alors le même asile qu'il lui a donné depuis; mais l'auteur aima mieux aller retrouver ses amis dans sa patrie. Nous tenons cette anecdote de la bouche même de M. de Voltaire. LETTRE de M. do Melon, ci-devant secrétaire du régent du royaume, à madame la comtesse de Verrue, sur l'Apologie du luxe. J'AI lu, Madame, l'ingénieuse Apologie du luxe; je regarde ce petit ouvrage comme une excellente leçon de politique, cachée sous un badinage agréable. Je me flatte d'avoir démontré, dans mon Essai politique sur le commerce, combien ce goût des beaux-arts, et cet emploi des richesses, cette âme d'un grand état, qu'on nomme luxe, sont nécessaires pour la circulation de l'espèce et pour le maintien de l'industrie; je vous regarde, Madame, comme un des grands exemples de cette vérité. Combien de familles de Paris subsistent uniquement par la protection que vous donnez aux arts? Que l'on cesse d'aimer les tableaux, les estampes, les curiosités en toute sorte de genre; voilà vingt mille hommes, moins, ruinés tout d'un coup dans Paris, et qui sont forcés d'aller chercher de l'emploi chez l'étranger. Il est bon que dans un canton suisse on fasse des lois somptuaires, par la raison qu'il ne faut pas qu'un pauvre vive comme un riche. Quand les Hollandais ont commencé leur commerce, ils avaient besoin d'une extrême frugalité; mais à présent que c'est la nation de l'Europe qui a le plus d'argent, elle a besoin de luxe, etc. NOTES. au a Cette lettre fut écrite dans le temps que la pièce du Mondain parut, cn 1736. Madame la comtesse de Verrue, mère de madame la princesse de Carignan, dépensait cent mille francs par an en curiosités : elle s'était formé un des beaux cabinets de l'Europe en raretés et en tableaux. Elle rassemblait chez elle une société de philosophes, auxquels elle fit des legs par son testament. Elle mourut avec la fermeté et la simplicité de la philosophie la plus intrépide. LETTRE à M. le comte de Saxe, depuis maréchal général. Voici, monsieur le comte, la Défense du Mondain; j'ai l'honneur de vous l'envoyer, non-seulement comme à un mondain trèsaimable, mais comme à un guerrier très-philosophe, qui sait coucher au bivouac aussi lestement que dans le lit magnifique de la plus belle de ses maîtresses, et tantôt faire un souper de Lucullus, tantôt un souper de housard. Omnis Aristippum decuit color et status et res. Je vous cite Horace qui vivait dans le siècle du plus grand luxe et des plaisirs les plus raffinés ;,il se contentait de deux demoiselles ou de l'équivalent; et souvent il ne se fesait servir à table que par trois laquais; cœna ministratur pueris tribus. Les poëtes de ce tempsci sous un Mécène, tel que le cardinal de Fleuri, sont encore plus modestes. Oui, je suis loin de m'en dédire, Le luxe des charmes puissans; Il encorage les talens, Il est la gloire d'un empire. Il ressemble aux vins délicats, Il faut s'en permettre l'usage: Le plaisir sied très-bien au sage; * Cette lettre a été trouvée dans les papiers de M. le maréchal de Saxe. |