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l'élégance, la pureté, le bon goût de style, le tour aisé et naturel, principalement pour cet heureux emploi des idiotismes, sans lequel un écrivain n'a point de physionomie, un ouvrage point d'agrément et de vivacité. On raconte que le poète anglois, Rowe, ayant demandé un emploi au comte d'Oxford, chef de la trésorerie, celui-ci lui conseilla d'apprendre l'espagnol. Rowe, qui s'imagina que le ministre lui destinoit quelque mission importante où la connoissance de cette langue étoit nécessaire, se mit à l'étudier avec ardeur, et, quand il crut la bien savoir, il retourna chez le comte pour l'en instruire. «Que vous « ètes heureux, lui dit le comte, vous pouvez main« tenant lire Don Quichotte dans l'original! » On ne dit pas comment le poète prit la plaisanterie, mais certainement le ministre pouvoit lui jouer un plus mau

vais tour.

Jamais personnages créés par le génie poétique n'ont laissé dans les esprits une image plus vive et plus distincte de leurs traits, de leurs formes, que Don Quichotte et Sancho Pança; et ce n'est pas parce que les arts du dessin se sont empressés de les représenter dans mille attitudes diverses. Le crayon, le pinceau, le ciseau, l'aiguille et le burin, n'ont fait que répéter des figures qui étoient déjà tracées dans nos imaginations; et leurs portraits qui n'étoient, pour ainsi dire, que des copies, n'ont été approuvés que parce qu'ils nous offroient la ressemblance exacte de deux modèles qui nous étoient déjà connus. Oui, Don Quichotte et Sancho ont eu pour nous une existence réelle; nous les avons vus, nous les reconnoîtrions,

et nous sommes frappés des rapports qu'on peut avoir avec eux. D'où vient cette espèce de prodige? Non seulement de ce que Cervantes a supérieurement marqué leurs traits et leurs formes extérieures, mais encore de ce que ces formes et ces traits, tout caractéristiques, ont une merveilleuse analogie avec les inclinations et les mœurs des deux personnages. Cervantes les a faits tels qu'ils devoient être, et nous les voyons toujours tels qu'il les a faits.

Que dirois-je encore? sans répéter, d'après Montesquieu, que Don Quichotte est le seul bon livre des Espagnols, on peut assurer qu'il est le meilleur de tous. Ce seroit peu : il est le chef-d'œuvre d'un genre où les nations les plus lettrées de l'Europe se sont exercées avec honneur ; et le petit nombre de ceux qui ne le préfèrent pas, ne lui comparent du moins que des productions du premier ordre. Encore, comme le mérite, la gloire des ouvrages n'est pas une question qui se juge indépendamment de toute circonstance, et qu'il est juste de tenir compte à un écrivain des difficultés qu'il a eues à vaincre, les lecteurs que leur goût feroit pencher vers Gil Blas ou Tom Jones, n'hésiteroient peut-être pas à confesser que l'auteur espagnol du seizième siècle, travaillant sans modèles à une époque encore à demi barbare, et au milieu d'une nation qui méconnoissoit son génie, s'est élevé personnellement à une plus grande hauteur que Le Sage et Fielding, entourés l'un et l'autre de tout ce qui peut favoriser le talent, trouvant une carrière toute frayée et un goût public tout formé, ayant des devanciers pour les guider et des juges pour les ap

plaudir. Ajoutons l'intérêt borné ou plutôt (qu'on me passe l'expression) la nature tout exceptionnelle du sujet, l'éloignement où nous sommes des mœurs décrites dans l'ouvrage, enfin cette ignorance de la langue qui rend nulles pour nous les nombreuses beautés du style, et qui ne nous permet d'apercevoir celles de la composition qu'à travers le voile infidèle ou grossier des traductions, et nous serons tous forcés de convenir que Don Quichotte, sorti, il y a deux siècles, de la péninsule espagnole, pour devenir, pour être encore aujourd'hui le livre de tout ce qui sait lire dans le monde, est à la fois une des plus étonnantes merveilles de l'esprit humain, et un des plus singuliers phénomènes de l'histoire littéraire.

De tout ce que j'ai lu sur Don Quicholte, rien ne m'a paru en donner une idée plus vraie, et surtout annoncer un sentiment plus vif et plus profond des beautés de cet immortel ouvrage, que deux articles de M. de Féletz, insérés au Journal des Debats, et recueillis dans le Spectateur François au dix-neuvième siècle (tome 3, page 402). En traitant le même sujet avec toute l'étendue qu'il pouvoit comporter, j'ai nécessairement rencontré quelques unes de ses pensées. J'aime à lui en faire hommage; et je souhaite que celles qui m'appartiennent ne soient pas jugées indignes d'y être associées. M. de Féletz reconnoît comme moi la supériorité de Don Quicholle sur Gil Blas et Tom Jones, et il l'établit sur d'excellentes raisons, très ingénieusement exprimées.

BUT DE L'AUTEUR.

ROBINSON CRUSOE.

UTILITÉ DU LIVRE. — ÉLOGE QU'EN A FAIT J.-J. ROUSSEAU, DONT LES IDÉES SUR L'ÉDUCATION ONT BEAUCOUP D'ANALOGIE AVEC LA FABLE INVENTÉE PAR Daniel de foe. — CHARME PARticulier de l'ouvrage. QUOI IL EST DU ET QUAND IL CESSE. DISTINCTION ENTRE LES OUVRAGES D'IMITATION QUIi aspirent a faire illusion et ceux qui n'y prétENDENT PAS.

-A

Qui de nous n'a pas lu, dans son enfance, les Aventures de Robinson Crusoe? Qui de nous, à cet âge où l'ame s'ouvre avidement aux idées les plus chimériques de bonheur et d'indépendance, où toutes nos facultés physiques et morales se développent avec une rapidité si énergique, où leur activité surabondante aime à franchir, du moins en imagination, les étroites limites dans lesquelles elle est renfermée et contenue par la prudence de nos instituteurs, n'a pas ardemment souhaité de devenir, comme Robinson, le possesseur, le roi d'une île déserte, où, maître absolu de la nature et de lui-même, il pût ne devoir sa nourriture qu'au travail de ses mains tour-à-tour armées de la bêche, du filet et du fusil, et les raffinements, les jouissances de son luxe sauvage, qu'aux inventions, aux efforts de son adroite et patiente industrie?

L'auteur des Aventures de Robinson Crusoe a-t-il

eu autre chose en vue que de faire un livre amusant? a-t-il eu un but moral ou politique? c'est ce que je n'oserois affirmer. A n'en juger que d'après l'apparence et, pour ainsi dire, d'après la lettre, s'il avoit eu un dessein, c'eût été celui d'inspirer à ses concitoyens l'aversion des voyages sur mer. Sans cesse le héros de l'histoire se reproche amèrement de n'avoir pas écouté les sages remontrances de son père, qui l'engageoit à préférer les tranquilles douceurs de la vie de terre aux chances périlleuses de la navigation. Sa destinée est un continuel enchaînement de dangers et de malheurs, qu'à chaque instant il déplore comme le triste fruit et la juste peine de sa désobéissance aux ordres paternels. Lors même que, dans son île, il est parvenu à se procurer, outre les choses nécessaires au soutien de l'existence, certaines superfluités d'autant plus douces, certains plaisirs d'autant plus vifs, qu'il en a éprouvé plus long-temps la privation, et qu'il pouvoit moins en espérer dans l'état de dénuement absolu où il s'étoit d'abord trouvé, au lieu de goûter pleinement son bien être actuel, au lieu de concentrer toute son ame dans la jouissance des biens qu'il possède, il permet qu'elle s'élance douloureusement vers tous ceux dont il est privé, et qu'il posséderoit sans sa funeste passion pour les voyages. Si, de temps en temps, il ne faisoit l'application consolante de quelques passages de la Bible à sa situation présente, et ne tiroit de quelques autres d'heureux présages pour son sort futur, il tomberoit dans toutes les foiblesses ou même se livreroit à tous les excès du désespoir. En un mot, dans l'ouvrage entier, la mo

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