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CORINNE,

PAR MME DE STAEL.

CE QUE L'AUTEUR SE PROPOSE DANS SES ROMANS, ET LES DEUX Sortes de perSONNAGES QU'ELLE Y MET EN JEU. – L'ouvrage, a LA FOIS VOYAGE ET ROMAN, JUGÉ SOUS CES DEUX RAPPORTS. — ANALYSE DU ROMAN. — EXAMEN des caractères. DOCTRINES Philosophiques et LITTÉRAIRES DE M** DE

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Mme DE STAEL ne cherche point, comme les autres romanciers (j'entends les bons), à peindre des scènes de la vie et des caractères de la société. Elle a uniquement pour but de mettre en action ses sentiments, ses sensations, ses opinions sur la morale, la littérature, les arts, etc.; et, comme en elle toutes ces choses sortent de la sphère commune, il est impossible que les productions où elle les étale, ne soient pas des productions extraordinaires. Le style n'en est pas moins singulier que les idées. La même fougue d'imagination, la même exaltation de tête qui inspirent de ces pensées que personne ne partage, suggèrent aussi de ces expressions que personne n'emploie; et d'ailleurs, chez Mme de Staël, le néologisme de phrases paroît être une affaire de calcul, un artifice d'écrivain, puisqu'on la voit souvent revêtir de formes inusitées

des choses vulgaires, qui au moins gagnent à cela d'être un instant remarquées.

Mme de Staël divise le monde en deux parts très inégales; l'une suit maussadement et obscurément la raison, ou ce qui, pour beaucoup de gens, tient lieu de la raison, l'usage et les préjugés. L'autre, composée d'un très petit nombre d'esprits supérieurs, ne prend absolument pour guide, au risque de tout ce qui peut en arriver, que son caractère, ses passions, son enthousiasme, pour tout dire en un seul mot, son instinct. On comprend bien que ceux-ci doivent souvent paroître aux autres des extravagants, des fous. Tant mieux preuve certaine, garantie sûre de leur supériorité. Est-ce pour agir comme les autres, que l'on est fait autrement qu'eux? Mais ces autres s'en vengent en s'éloignant de vous, en vous repoussant ; ils composent la société, le monde où se réfugiera votre supériorité? Ces hautes pensées, pour qui les concevrez-vous? Ces grands talents, pour qui les exercerez-vous ? Ces beaux traits de caractère, qui les verra, les jugera, les applaudira? Les gens supérieurs ont beau faire, ils ont besoin des gens médiocres. Au reste, ils le sentent bien et se conduisent en conséquence. Ils sont victimes de l'opinion; mais ils en sont victimes volontaires : ils trouvent leur gloire à être persécutés par elle. Le pis qui pourroit leur arriver, seroit qu'elle les laissât tranquilles.

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Ce sont toujours de ces êtres supérieurs et victimes de l'opinion, que Mme de Staël met en jeu dans ses romans. Il arrive un peu aux copies ce qui arrive aux originaux, c'est-à-dire que la plupart des lecteurs

traitent d'insensés ces héros de romans si extraordinaires, de même que la plupart des gens du monde accusent de folie ceux qui ont une autre conduite d'autres opinions et un autre langage qu'eux. Mais il reste à l'auteur la même ressource qu'aux personnages dont elle retrace les singularités, c'est de récuser comme médiocres tous ceux qui ne les approuveront pas. C'est même une précaution qu'elle a déjà prise; car dans tout son livre elle a affiché un souverain mépris pour la médiocrité, c'est-à-dire, pour la façon de penser ordinaire. Je prévois que beaucoup de gens, pour échapper au fatal anathème, se dépêcheront d'admirer, d'adopter tout, même ce qu'ils ne comprendront pas. Quant à ceux qui se résoudront à rester médiocres, comme le ciel les a faits, j'imagine qu'ils en prendront de bonne grâce leur parti, et qu'ils n'en seront pas plus sévères à l'égard d'une femme de grand talent, qui, tout en les rudoyant un peu, les aura intéressés beaucoup. Au surplus, la médiocrité n'est pas un lot à dédaigner. Il est donné à si peu de gens d'être supérieurs! On est donc très heureux d'être médiocre. Il n'y a que cela qui puisse vous empêcher d'être sot.

II y a dans l'ouvrage de Mme de Staël un roman et un voyage. La scène étant presque toujours en Italie, l'auteur en a pris occasion de décrire la nature et les monuments de ce beau pays. Elle a parlé des arts avec ce ton poétique, enthousiaste et inspiré, dont le président Dupaty avoit donné le modèle dans ses Lettres sur l'Italie, et qui n'est pas toujours l'expression, ni même la preuve d'un sentiment réel et juste des

beautés pour lesquelles on semble se passionner si fort. Les descriptions de Mme de Staël ne me donnent qu'une idée assez vague des choses qu'elles représentent. J'y vois, non pas la forme, la dimension, l'usage, le sujet et la matière des monuments, mais bien les sensations que l'auteur a éprouvées à leur aspect. Or, n'ayant point vu Rome, Naples et Florence, je ne puis comparer ces sensations avec les miennes, et je n'ai par conséquent rien à en dire: c'est à ceux qui ont joui de la vue des mêmes objets, à interroger là-dessus leurs propres souvenirs. Quant au style exalté de ces descriptions ou plutôt de ces phrases sur des édifices, des statues et des tableaux, il a été critiqué à bon droit dans l'ouvrage du président Dupaty qui parloit pour son propre compte; mais il est juste de remarquer, à l'égard de Mme de Staël, qu'elle le met dans la bouche de Corinne, qui est une improvisatrice et une amante passionnée. Une improvisatrice!

Cela jamais n'a rien dit comme un autre.

C'est donc un trait de vérité, que d'avoir fait parler Corinne sur les arts avec ce ton d'imagination, de sensibilité, et en même temps de pompe poétique, que doivent donner une grande passion, un génie ardent et l'habitude d'improviser des vers. On auroit tort d'imaginer que la partie descriptive et pittoresque de l'ouvrage nuit à la partie dramatique et sentimentale. L'auteur a su lier assez habilement l'une à l'autre. Les descriptions, d'ailleurs, sont placées en grande partie dans le commencement du roman; on n'en voit plus beaucoup dès que l'action est bien engagée, et

que les événements deviennent plus pressés et plus

attachants.

Voici, en aussi peu de mots qu'il se pourra, l'histoire

de Corinne.

Corinne, née d'un lord écossois et d'une femme romaine, fut élevée dans le pays de sa mère. Elle avoit quinze ans et sa mère étoit morte depuis cinq, lorsque son père, qui s'étoit remarié en Écosse, l'appela auprès de lui, et mourut lui-même cinq ans après. Corinne en avoit vingt; elle avoit été formée à tous les talents agréables, et elle y excelloit: elle parut fort déplacée dans la société méthodique et monotone de sa belle-mère; elle-même s'y déplut beaucoup, et le mécontentement réciproque en vint au point que, du consentement de sa belle-mère, elle retourna en Italie, et s'y établit sous le nom supposé de Corinne, tandis qu'on répandoit en Ecosse le bruit qu'elle y étoit allée pour sa santé, et étoit morte dans la traversée. Cependant ses talents s'étoient fortifiés, agrandis; elle s'étoit livrée à la poésie, et étoit devenue une célèbre improvisatrice; et les Romains avoient décidé de la couronner au Capitole, comme autrefois Pétrarque et Le Tasse. La veille même de son couronnement, étoit arrivé dans Rome Oswald, lord Nelvil, pair d'Ecosse, jeune homme doué de tous les avantages de la nature, de la fortune et de l'éducation, mais en proie à une tristesse profonde. Il avoit fait en France des folies qui avoient affligé son père, et peut-être avancé sa fin. Il n'avoit pu retourner assez tôt en Ecosse pour recevoir son dernier soupir. Son père avoit paru désirer en mourant qu'il s'unît un jour à Lucile Edger

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