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et c'est de lui que M. Delille tient le titre de grand versificateur, que dix poëmes comme la Pitié et dix traductions comme celle de l'Eneide ne parviendroient point à lui faire perdre. Il est donc difficile de voir mettre au jour une nouvelle traduction des Géorgiques, sans être frappé d'une grande surprise. Tel est du moins le sentiment que j'ai éprouvé lorsque celle de M. de Gournand m'est tombée entre les mains. Quelques circonstances particulières à ce nouveau traducteur ont encore augmenté en moi l'étonnement que m'auroit causé la témérité de tout autre écrivain. Avant la révolution, M. de Gournand étoit le confrère de M. l'abbé Delille à plus d'un titre, et notamment comme professeur au Collège de France. Il habitoit les mêmes lieux que lui; et je l'ai entendu, il y a quelques années, vanter les charmes de cette douce communauté, qui lui permettoit d'ètre, à toute heure, le témoin des travaux et des succès d'un grand poète dont il étoit l'admirateur et l'ami. Je me plais à croire que ces sentiments, dont il a fait long-temps profession publique, ne se sont point affoiblis dans son ame; mais je n'en ai que plus de peine à m'expliquer pourquoi il est entré ainsi en lutte avec M. Delille, en exerçant sur le même poëme son talent pour la traduction en vers. Celle de M. Delille lui sembleroit-elle aujourd'hui moins bonne? Celle que lui-même a faite de l'Achilleide de Stace lui auroit-elle inspiré par son succès cette heureuse audace, qui ne compte plus pour rien les rivaux et les dangers, dès qu'il y a de nouvelles palmes à cueillir? Voltaire a refait la Semiramis, l'Électre et le Catilina de Crébillon; mais il n'a point

refait Rhadamiste; mais il n'étoit point l'ami du vieux tragique; mais enfin il a mieux fait que lui; et que de choses le succès ne justifie-t-il point! Si Voltaire eût succombé, il n'eût été qu'un lâche envieux : il a réussi, il est un rival heureux et couvert de gloire. L'envie est un vice trop bas pour que M. de Gournand en soit atteint et pour qu'on l'en soupçonne. Mais enfin de quoi faudra-t-il donc l'accuser, s'il lui arrive d'échouer? Ne pouvant me rendre compte des motifs qui ont engagé M. de Gournand dans une aventure aussi hasardeuse, j'ai pensé d'abord qu'il viendroit lui-même au secours de ma perplexité, et qu'un mot de préface éclairciroit bientôt tous mes doutes. Mon espoir a été trompé. Du titre de l'ouvrage on passe immédiatement à l'ouvrage même. Enfin j'ai cru que les notes dont il est suivi, suppléant au défaut d'avertissement ou d'avant-propos, m'apprendroient ce que j'étois si curieux de savoir. J'ai parcouru toutes ces notes, et je n'y ai rien trouvé de ce que je cherchois. Le nom de M. Delille n'y est pas écrit une seule fois. Je me suis involontairement rappelé cette phrase de Tacite, si souvent citée Præfulgebant Cassius atque Brutus, eo ipso quod effigies eorum non visebantur. Il seroit peut-être à souhaiter pour M. de Gournand qu'on ne se souvînt point de la traduction de son illustre devancier, lorsqu'on lira la sienne. Mais a-t-il cru l'effacer de notre mémoire en n'en parlant point? Ce n'est pas de cette manière qu'on fait oublier les ouvrages des autres; et le moyen dont il faut faire usage pour cela, M. de Gournand ne l'a certainement point employé.

On a reproché à M. Delille, et peut-être avec raison, d'avoir quelquefois substitué à la noble et élégante simplicité de Virgile, une parure trop recherchée, des ornements d'un goût trop moderne. M. de Gournand a voulu éviter ce reproche. L'intention est louable; mais l'exécution est loin d'y répondre. Le premier traducteur n'avoit donné dans la manière et même dans l'afféterie, que parce qu'il lui étoit arrivé souvent de s'écarter un peu trop de son original, et qu'alors privé de ce guide si sûr, il s'étoit, pour ainsi dire, trouvé abandonné à son propre goût qui le portoit vers l'affectation. M. de Gournand a cru devoir s'attacher davantage à son modèle et le serrer de plus près; mais il faut une flexibilité de tours et une facilité d'expressions qui lui manquent totalement pour modeler ainsi avec succès la phrase françoise sur la phrase latine. Aussi, pour avoir essayé d'être toujours littéral, il a réussi à être le plus souvent gauche et emprunté. M. Delille avoit suivi dans sa traduction un système de compensations, dont il s'étoit tiré quelquefois très heureusement. Laissant de côté, selon le précepte d'Horace, certains détails qu'il désespéroit de rendre avec fidélité, sans qu'il en coûtàt trop à l'élégance, il s'étoit efforcé, dans d'autres passages, de donner aux idées ou aux images de Virgile des développements que ce grand poète eût pu ne pas désavouer. M. de Gournand, fidèle à prendre pour règle de son travail le contre-pied de tout ce qu'avoit fait M. Delille, n'a pas manqué d'exprimer avec l'exactitude la plus scrupuleuse, c'est-àdire sans en rien retrancher, sans y rien ajouter, les circonstances que son rival avoit jugé à propos

d'omettre ou d'abréger, et celles qu'il avoit cru pouvoir étendre et embellir. Le caractère des deux langues étant, comme on sait, très différent, il résulte de cette méthode adoptée par M. de Gournand, qu'il est trivial lorsque Virgile est noble, bizarre lorsqu'il est hardi, et long lorsqu'il est précis, à moins que, pour éviter la longueur, il ne prenne le parti de l'obscurité. M. Delille, quoi qu'on en ait pu dire, a très souvent réuni la fidélité à l'élégance, et très souvent il paroît impossible de traduire les vers de Virgile autrement, si l'on veut les traduire aussi bien. C'est alors que M. de Cournand s'est trouvé dans un embarras vraiment digne de pitié. Ne voulant décidément avoir rien de commun avec son rival, et craignant par dessus toutes choses qu'on ne l'accusât de l'avoir pillé, il s'est vu alors obligé de se jeter à son tour dans l'imitation libre et dans la paraphrase. Cela lui a réussi encore moins que la traduction littérale; mais, comme c'est une faute qu'il n'a commise qu'à son corps défendant, il ne convient pas de la lui reprocher trop durement. J'ai dit que M. de Gournand ne vouloit point qu'on pût l'accuser d'avoir volé des vers à M. Delille. Il ne s'est pourtant pas fait scrupule de s'en approprier un assez bon nombre. Mais il a usé, pour déguiser ses larcins, de précautions dont il faut faire honneur à son adresse; et ce n'est point sa faute si l'on reconnoît encore la marque d'autrui dans des vers qu'il a pris soin de défigurer. Quelquefois il les retourne, en transposant simplement les hémistiches: ce procédé n'est pas des plus heureux; aussi ne l'emploie-t-il que rarement. Plus souvent il conserve aux vers leur forme; mais il y change au

tant de mots que faire se peut; et c'est surtout lorsqu'il s'est emparé de la rime, qu'il s'efforce de masquer ce plagiat, le plus visible de tous, par des substitutions de termes plus nombreuses. Plus souvent encore, il dérobe à M. Delille ces expressions heureuses, qui sont la propriété sacrée du poète, tout aussi bien que les vers entiers qu'il a composés; il intervertit l'ordre dans lequel elles sont placées, il les divise et met entre elles des distances plus ou moins considérables. Comme elles sont plutôt disséminées que fondues dans son style, et que l'éclat plus vif dont elles brillent décèle presque toujours leur origine, M. de Gournand a imaginé un moyen très ingénieux de tromper l'œil de la critique. Virgile, dans le cours de son long poëme, ramenant de temps en temps les mêmes détails, et n'y mettant qu'une légère différence d'expression, le nouveau traducteur a quelquefois emprunté, pour rendre ici tel passage, les hémistiches ou les vers que son devancier avoit employés plus loin pour exprimer un passage à peu près semblable. De cette manière, la confrontation devient plus difficile; et l'industrieux plagiaire a pu espérer qu'on le laisseroit jouir sans trouble de ses larcins ainsi dépaysés.

Renonçant à l'infructueuse recherche des causes secrètes qui ont déterminé M. de Gournand à entreprendre une traduction en vers des Géorgiques, lorsque nous en avions une très bonne, je m'attache au fait seul, et j'affirme avec l'assurance de n'être démenti par qui que ce soit, que cette nouvelle traduction est, de toutes les productions de son auteur, celle qui porte le plus atteinte à sa réputation littéraire; elle ne sert

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