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ESSAI*

SUR LA

POÉSIE ÉPIQUE.

CHAPITRE PREMIER.

DES DIFFÉRENS GOUTS DES Peuples.

On a accablé prefque tous les Arts

d'un nombre prodigieux de régles, dont la plupart font inutiles ou fauffes. Nous

*Cet Effai avait d'abord été composé en Anglais par l'Auteur lorfqu'il était à Londres en 1726. On le traduific en Français à Paris. Cette traduction fut même imprimée à ta fuite de la Henriade. Mais depuis l'Au teur refondit cet Ouvrage en l'écrivant en Français. Il a été revu & augmenté en dernier lieu avec beaucoup de foin.

trouverons partout des leçons, mais bien peu d'exemples. Rien n eft plus aifé, que de parler d'un ton de maître des chofes qu'on ne peut exécuter: il y a cent Poétiques contre un Poème. On ne voit que des Maîtres d'éloquence, & prefque pas un Orateur. Le monde eft plein de critiques, qui à force de Commentaires, de définitions, de Diftin&tions, font parvenus à obfcurcir les connaiffances les plus claires & les plus fimples. Il femble, qu'on n'aime que les chemins difficiles. Chaque fcience, chaque étude a fon jargon inintelligible, qui femble n'être inventé que pour en défendre les approches. Que de noms barbares, que de puérilités pédantefques on entaffait il n'y a pas longtems dans la tête d'un jeune homme, pour lui donner en une année ou deux une très fauffe idée de l'éloquence, dont il aurait pû avoir une connaiffance très-vraie en peu de mois par la lecture de quelques bons livres La voie par laquelle on a fi longtems enteigné l'art de penfer, eft affurément bien oppofée au don de penfer.

Mais c'eft furtout en fait de Poéfie, que les commentateurs & les critiques ont prodigué leurs leçons. Ils ont laborieufementécrit des volumes fur quelques lignes que l'imagination des Poëtes a créées en

fe jouant. Ce font des Tyrans, qui ont voulu affervir à leurs loix une nation libre, dont ils ne connaiffent point le caractère; auffi ces prétendus Légiflateurs n'ont fait fouvent qu'embrouiller tout dans les Etats qu'ils ont voulu régler.

La plupart ont difcouru avec pefanteur de ce qu'il fallait fentir avec transport; & quand même leurs règles feraient juftes combien peu feraient-elles utiles? Homère Virgile, le Taffe, Milton, n'ont guères obéi à d'autres leçons, qu'à celles de leur génie. Tant de prétendues règles, tant de liens ne ferviraient qu'à embarraffer les Grands-Hommes dans leur marche, & feraient d'un faible fecours à ceux à qui le talent manque. Il faut courir dans la carrière, & non pas s'y traîner avec des béquilles. Prefque tous les critiques ont cherché dans Homère des règles, qui n'y font affûrément point. Mais comme ce Poëte Grec a compofé deux Poèmes d'une nature abfolument différente, ils ont été bien en peine pour réconcilier Homère avec lui-même. Virgile venant enfuite, qui réunit dans fon ouvrage le plan de l'Iliade & celui de l'Odyffée, il fallut qu'ils cherchaffent encore de nouveaux expédiens pour ajufter leurs règles à l'Enéïde. Ils ont fait à-peu-près comme

es Aftronomes, qui inventaient tous les jours des cercles imaginaires, & créaient ou anéantiffaient un Ciel ou deux de cryftal à la moindre difficulté.

Si un de ceux, qu'on nomme favans, & qui fe croient tels, venait vous dire, le Foème Epique eft une longue fable inventée pour enfeigner une vérité morale, & dans laquelle un Héros achève quelque grande action avec le fecours des Dieux dans l'espace d'une année il faudrait lui répondre : Votre définition eft très-fauffe ; car fans examiner fi l'Iliade d'Homère eft d'accord avec votre règle, les Anglais ont un Poème épique, dont le Héros, loin de venir à bout d'une grande entreprise parle fecours célefte en une année, eft trompé par le Diable & par fa femme en un jour, & eft chaffé du Paradis terreftre pour avoir défobéi à DIEU. Ce Poème cependant eft mis par les Anglais au niveau de l'Iliade; & beaucoup de perfonnes le préfèrent à Homère, avec quelque apparence de raifon.

Mais, me direz-vous, le Poème épique ne fera-t-il donc que le récit d'une aventure malheureufe? Non : cette définition ferait auffi fauffe que l'autre. L'Edipe de Sophocle, le Cinna de Corneille, l'Athalie de Racine, le Céfar de Shakespear,

le Caton d'Addiffon, la Mérope du Marquis Scipion Maffei, le Roland de Quinaut, font toutes de belles Tragédies, & j'ofe dire toutes d'une nature différente. Ón aurait befoin en quelque forte d'une définition particulière pour chacune d'elles.

Il faut dans tous les Arts fe donner bien de garde de ces définitions trompeufes, par lefquelles nous ofons exclure toutes les beautés qui nous font inconnues, ou que la coutume ne nous a point encore rendu familiéres. Il n'en eft point des Arts, & furtout de ceux qui dépendent de l'imagination, comme des ouvrages de la nature. Nous pouvons définir les métaux, les minéraux, les élémens, les animaux, parce que leur nature eft toujours la même ; mais prefque tous les ouvrages des hommes changent ainfi que l'imagination qui les produit. Les coutumes, les langues, le goût des peuples les plus voifins différent. Que dis-je? la même nation n'eft plus reconnaiffable au bout de trois ou quatre fiécles. Dans les Arts qui dépendent purement de l'imagination, il y a autant de révolutions que dans les États ; ils changent en mille manières, tandis qu'on cherche à les fixer.

La Mufique des anciens Grecs, autant que nous en pouvons juger, était très

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