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sur ses vieux jours: le cocasse et le touchant s'y côtoient; mais on y aime surtout l'exquise peinture de la gracieuse femme qui nous raconte cette malheureuse équipée, et le portrait original de la prophétesse Dorothée, qu'elle a tracé d'une main fine et spirituelle.

Cette vue juste et nette des choses et des gens, très compatible avec l'illusion mystique qui crée un éblouissement tout à côté, M. de Muralt l'avait comme sa femme, et comme elle, il l'exprimait avec esprit. Ses derniers ouvrages contiennent quelques railleries sans fiel contre le clergé qui l'avait persécuté. On y retrouve la touche ferme de son premier livre, où déjà, en quelques coups de crayon, il avait dessiné de plaisants croquis des chapelains anglais et de certains abbés mondains qu'il avait rencontrés à Paris. Muralt était un de ces laïques pieux, à côté de qui MM. les ecclésiastiques ont à se bien tenir.

Il atteignit un âge avancé. Quand il mourut au mois de novembre 1749, ce départ passa inaperçu. Muralt était un sage; il avait caché sa vie: sine me, liber, ibis in urbem. Toujours estil que notre Suisse romande perdait le seul de ses écrivains qui eût fait parler de lui depuis le 14° siècle, depuis le temps où l'on disait d'Oton de Granson qu'il était la fleur de ceux qui font des vers en France."

Au moment même où mourait le philosophe chrétien de Colombier, un autre enfant de nos républiques ébauchait à Paris quelques pages, en réponsé à une question posée par l'académie de Dijon: Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. Pendant quarante ans, de 1750 à 1788, les livres de JeanJacques Rousseau parurent les uns après les autres, et firent évènement. Depuis lors, Bonstetten et Sismondi, Vinet et Töpffer, quelques autres plus récemment, tous nés au pied de notre Jura ou de nos Alpes, ont su se faire un nom en France: c'est une chaîne qui se poursuit ininterrompue: Muralt en a été le premier anneau.

Genève, novembre 1896.

Eugène Ritter.

Lettres sur les Anglais.

Première lettre.

Pendant que je suis en Angleterre, je veux, Monsieur, vous dire quelque chose des mœurs et du caractère des Anglais, autant par amusement, que par un dessein sérieux de faire un portrait de cette nation, qui vous la fasse bien connaître. Je vous informerai de tout ce que je verrai, mais je n'irai pas bien loin pour voir; vous saurez les choses exactement, mais ce sera comme je les concevrai; c'est-à-dire, qu'avec toute mon exactitude, nous pourrons quelquefois être trompés tous deux. En un mot, en tout ce que je vous écrirai, j'aurai la vérité pour but, mais je ne vous réponds pas de la rencontrer toujours, et il y aurait, à mon avis, de la témérité à en répondre.

Les endroits par où les Anglais sont principalement connus dans le monde, sont ceux mêmes qui se font remarquer quand on arrive chez eux; de la prospérité, de la magnificence chez les

Lettres sur les Anglais et les Français.

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grands, et de l'abondance chez les petits. On y aperçoit aussi les fruits ordinaires de la prospérité; la corruption et une espèce de fierté, que les gens qui en sont incommodés appellent volontiers insolence. La corruption y est montée à un tel point, que même on ne s'en cache plus. J'en ai quelquefois entendu attribuer la cause au roi Charles II, qu'on dit avoir donné des exemples continuels d'excès et de débauches; mais il me paraît que les Anglais n'ont pas besoin d'être incités par des exemples extraordinaires, pour être tels que nous les voyons: généralement parlant, ils ont peu d'éducation, beaucoup d'argent à dépenser, et toutes les occasions possibles de s'adonner au vice; ainsi les gens vicieux doivent nécessairement se trouver parmi eux en grand nombre. Ajoutez à cela, que l'Angleterre est un pays de liberté et d'impunité: chacun y est ce qu'il a envie d'être, et de là viennent, sans doute, tant de caractères extraordinaires, tant de héros en mal comme en bien, qu'on voit parmi les Anglais. C'est aussi ce qui leur donne une certaine liberté de pensées et de sentiments, qui ne contribue pas peu au bon sens qui se trouve chez eux, et qui s'y trouve assez généralement, pour mettre quelque différence entre cette nation et la plupart des

autres.

Leur fierté, ou, si j'ose me servir du terme établi, leur insolence, n'est ni si grande, ni si

générale qu'on la fait: quelques personnes en trouveront peut-être à ce peuple, en ce qu'il n'a pas beaucoup d'égard pour les grands, et qu'il n'est pas prêt à leur céder aussi facilement qu'on fait partout ailleurs. On en remarque aussi dans l'extrême sensibilité qu'il témoigne sur tout ce qui touche sa liberté, et dans la manière violente et emportée, dont il prend quelques-uns de ses plaisirs. A l'égard des étrangers, je ne lui trouve rien de fort insolent, au moins dans l'ordinaire de la vie, et je ne vois pas sur quoi est fondée la grande différence qu'on met à cet égard entre ce peuple et quelques autres. Généralement, il s'en faut beaucoup que les Anglais aient pour nous des manières aussi dures et choquantes, que la plupart des gens se l'imaginent: ils ne se soucient pas fort de nous, quand ils ne nous connaissent pas; et lorsqu'ils nous connaissent, ils nous font sentir quelquefois qu'ils s'estiment plus que nous: voilà tout. Ils ont une forte prévention pour l'excellence de leur nation, et cette prévention influe dans leurs discours et dans leurs manières; c'est ce qui donne lieu aux étrangers de se plaindre d'eux. Il y a de l'apparence qu'une même prévention fait la folie de la plupart des peuples; mais comme ils ont besoin les uns des autres, ils la cachent pour entretenir la société. Les Anglais ne sont pas retenus par cette considération: assez riches pour se pouvoir passer des autres, et séparés

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