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une page pour Scarron, et pas un mot sur Bossuet. Muralt a des goûts très personnels; il nous parle de ses lectures en amateur, sans prétendre à être complet. Dans l'ensemble, il a jugé la littérature française avec une sympathie éclairée. Il est le premier en date de ces critiques suisses, comme Vinet, Rambert, et tel de nos contemporains, qui ont su apprécier les écrivains français en connaissance de cause, en bons amis et voisins, sans se laisser éblouir, et sans avoir cette veine hostile qu'on regrette de trouver chez notre Töpffer.

III.

Muralt avait attendu la soixantaine pour débuter dans la littérature, et débuter brillamment, en laissant publier une œuvre de sa jeunesse. Les libraires s'empressèrent à lui demander d'autres ouvrages; il en écrivit quelques-uns; je n'en citerai que deux.

L'Instinct divin recommandé aux hommes est daté de 1727. C'est là que Muralt a développé les idées religieuses qui lui étaient chères. „Vous lisez Muralt, écrivait Saint-Preux à son amie; je le lis aussi; mais je choisis ses Lettres, et vous choisissez son Instinct divin. Voyez comme il a fini; déplorez les égarements de cet homme sage..."

Jean-Jacques Rousseau s'est mépris, je le crois, quand il a fait si peu de cas de l'Instinct

divin, le plus beau livre mystique qu'un auteur 1 protestant ait écrit en langue française. Aucun de ceux qu'on pourrait citer à côté de lui, n'est d'un souffle aussi pur, et ne rend, pour ainsi dire, un son aussi argentin. Sainte Thérèse sans doute, et saint François de Sales, quand ils ont entendu les appels divins, ont été saisis plus fortement par l'extase; elle les a soulevés plus haut; et Muralt est resté près de terre, aux plus bas degrés de l'échelle mystique. L'auréole ne couronne pas sa tête. Il y avait chez lui une prud'homie, une réserve, quelque chose de contenu, qui nous le fait voir vrai fils de la vieille Suisse, d'une race éclairée et sage, qui né va sur les hauts sommets que le bâton ferré à la main, et ne s'y transporte pas sur les ailes de l'imagination.

Assurément, l'Instinct divin ne saurait plaire qu'à des lecteurs déjà gagnés à ce genre de considérations élevées et mystérieuses, et tout prêts à se laisser conduire dans ces vagues promenades où les plaines de l'avenir se déroulent sous un regard prophétique. Ceux qui n'entendent pas de cette oreille reprocheront à Muralt ses longueurs de Nestor, ses lents développements et ses phrases traînantes. Afin que notre lecteur ait au moins quelque idée de cet écrit si peu connu, nous en détacherons une page, où se déploient les vues

t

de Muralt. Il faut savoir que l'approche des derniers temps du monde est une des idées maîtresses de l'ouvrage: dans la longue histoire de l'Eglise chrétienne, combien de fois cette idée n'a-t-elle pas reparu!

Les temps changent, et se montrent plus favorables. La religion entre dans une nouvelle période, semblable au printemps, où le soleil dissipe les brouillards. Elle se choisit pour témoins des hommes libres, animés de l'amour qu'ils ont pour elle.

Dans les temps où nous entrons, la fausse science, les vaines imaginations vont se cacher dans la tête des savants, comme les chauves-souris, lorsque la nuit est passée, vont se cacher dans les masures d'où elles étaient sorties. Si dans ce temps-là, un docteur osait paraître avec son orthodoxie, il serait en spectacle aux hommes, et on rirait de lui comme on rirait à la rencontre d'un guet, d'un crieur d'heures, qui, dans le temps qu'il serait déjà jour, paraîtrait dans son attirail de nuit, armé de son bâton ferré et éclairé de sa lanterne.

Les derniers temps vont faire de la terre le théâtre des merveilles de l'économie divine. Il y a plaisir de parler du paradis qui va s'ouvrir. Le paradis est le jardin. de Dieu et un lieu de délices pour les hommes, pour ceux qui sont hommes véritablement, formés de sa main et rendus une âme vivante.

Mille et mille connaissances naîtront dans le cœur où j'habite, dit la Sagesse; elles le couvriront commel'herbe fleurie couvre au printemps les prés qui reverdissent. Le jeu même, ce qui peut réjouir l'homme descendu du trône de sa gravité, et rentré dans l'humanité amie de la douce enfance, trouvera sa place chez lui, et contribuera à le rendre heureux. Le bon génie qui

le conduit, se plaira à le faire jouer aussi bien qu'à le faire agir sérieusement, et il ne dédaignera pas de le diriger dans ses jeux: comme le vent favorable à un vaisseau qui navigue, non seulement en enfle les voiles et le fait avancer, mais il se joue aussi dans ses pavillons arborés pour cela...

A 74 ans, en 1739, Muralt publia les Lettres ! fanatiques, dont le titre, dit-il, n'est pas tout à fait une ironie. Le fait est que cette œuvre d'un vieillard est difficile à classer. On y trouve d'intérminables chapitres qui ne sont que le développement d'idées bizarres, comme la lettre sur les influences que les savants ne veulent pas accorder à la lune; et tout à côté, on rémarque des pages qui ont leur place dans l'histoire de la philosophie religieuse, et qui jettent du jour sur la marche singulière que suivent quelquefois les idées et les esprits: la lettre sur la religion naturelle, par exemple, où l'on voit un piétiste qui prend parti pour les déistes contre les docteurs orthodoxes:

Dans la diversité des voies de Dieu, dit Muralt, il se peut bien qu'il doive y avoir aussi des gens qui cultivent simplement une religion naturelle; et que tous ceux de cet ordre, en qui la conscience fait son office, et qui ne se sentent pas appelés à aller plus loin, ne font pas mal de demeurer ce qu'ils sont.

La lettre qui suit est sur la Parole intérieure, autre nom de l'Instinct divin. Muralt

Lettres sur les Anglais et les Français.

*

y revient sur les caractères et l'autorité de cette voix qui parle au fond de l'âme fidèle. Il lui attribue une souveraineté qui n'est pas sans danger: une étude impartiale et même sympathique de la vie intime des cercles piétistes d'alors, le montre assez à ceux qui ont su y pénétrer. Un des épisodes de la vieillesse de Muralt, son pélerinage à Solingen, suffirait au besoin à l'établir.

Tacite a parlé de cette intuition des anciens Germains qui croyaient à une inspiration divine chez des femmes d'élite, et qui reconnaissaient en elles de saintes Voyantes. Le piétisme suisse, au siècle dernier, possédait quelques-unes de ces prophétesses, et Muralt se soumettait à leurs ordres.

Une de ces inspirées lui commanda un jour d'aller en Westphalie, où se trouvait à Solingen un groupe de personnes pieuses, qu'elle connaissait à peine, que Muralt ne connaissait pas du tout, et avec qui il n'avait rien à faire. Ces gens furent ébahis de voir arriver dans leur petite ville ce vieillard, et toute une caravane avec lui. Le voyage avait eu lieu en bateau, des bords du lac de Neuchâtel jusqu'à Cologne. Nous avons un récit de cette aventure, dans une lettre ingénue et charmante, écrite par la jeune femme que Muralt, devenu veuf, avait épousée

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