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II.

Ces lettres, au moment où elles parurent, étaient déjà vieilles de trente ans; mais avec ce retard, elles avaient fait qu'attendre le jour où elles pouvaient le mieux réussir. Elles se trouvèrent paraître à un moment propice, où l'Angleterre était à la mode. L'influence de l'Italie et celle de l'Espagne s'étaient exercées en France, pendant un long temps, avant Louis XIV. Quand vinrent les belles années du règne du grand roi, la France était trop fière d'elle-même, elle était trop attentive à développer les ressources de son propre génie, pour s'occuper de l'étranger; l'esprit français s'absorbait en lui-même, et se déployait dans toute son originalité. Quand ce temps d'éblouissement fut passé; quand, au commencement du règne de Louis XV, la France tourna de nouveau les yeux autour d'elle, l'Espagne et l'Italie étaient des pays éteints; c'est sur l'Angleterre que se portaient les regards. Les succès politiques et militaires de l'Angleterre sous le roi Guillaume et la reine Anne, la science et la philosophie anglaises avec Newton, Locke, Clarke: tout concourait à attirer l'attention sur ce pays. La révocation de l'Edit de Nantes avait amené beaucoup de Français dans les îles britanniques; quelques-uns d'entre eux étaient des

hommes d'étude, et employèrent leurs loisirs à traduire en français des livres anglais. En 1725, Temple, Locke, Addison, Clarke, Steele, De Foë, avaient déjà été traduits; Pope et Swift allaient l'être. Peu après, on vit Montesquieu étudier la constitution britannique, et faire dans ce but un séjour à Londres, où Voltaire l'avait précédé. Les premiers ouvrages de Buffon furent des traductions de l'anglais.

Les Lettres de Muralt sur les Anglais, qui présentaient un tableau frappant, où le caractère d'un grand peuple était rendu avec une netteté fidèle; les Lettres sur les Français, d'une médisance piquante, eurent beaucoup de succès et de débit. Les gazettes littéraires du temps en parlèrent avec faveur, et l'abbé Desfontaines écrivit sur elles un petit volume: Apologie du caractère des Anglais et des Français (Paris, 1726) qui est un bon spécimen de l'ancienne critique.

Dès que les Lettres sur les Anglais et les Français parurent, dit-il, je les lus avec une attention curieuse, et je fus bien aise de voir un Suisse penser. Il faut avouer que nous avons, au sujet de quelques nations, des préjugés ridicules. Je commence donc à me figurer aisément des philosophes sur la cime des Alpes.

Ce Suisse à tête pensante n'est pas, s'il vous plaît, un Français déguisé: c'est un vrai Suisse, mais un Suisse anglais et français en même temps, c'est-à-dire, qui s'est formé l'esprit dans le commerce des deux nations. Comme Suisse, il a du bon sens et de la sim

plicité; comme Anglais, assez de profondeur et de pénétration; comme Français, de la vivacité et quelque délicatesse. Au reste, l'auteur est un vrai Timon. Il ne serait pas agréable, ce me semble, de vivre avec un tel homme; mais il l'est toujours de lire ce qu'il écrit, parce qu'il dit souvent la vérité.

Si l'auteur juge du mérite de ses réflexions par l'heureux débit de son livre, il a lieu d'en faire quelque cas, et de se savoir bon gré de les avoir mises au jour. Quelques traits heureux semés dans ces Lettres, la peinture fidèle de certains hommes ridicules que nous avons devant les yeux, la critique bonne ou mauvaise de quelques-uns de nos auteurs, la censure hardie d'un aussi grand homme que Bayle, une application continuelle à tourner l'esprit du lecteur du mauvais côté: tout cela a paru neuf et a plu. Il y a d'ailleurs de l'esprit presque partout; on y aperçoit au moins une imagination féconde et brillante, et un style singulier et vif qui fait plaisir, principalement dans un auteur suisse. C'est en mille endroits une métaphysique sensible, une morale délicate, une satire maligne, piquante et neuve.

Ce sont de justes éloges. Il est vrai que l'abbé Desfontaines, en d'autres endroits de son livre, redevient ce qu'il était volontiers, acerbe et méprisant: „C'est un philosophe piétiste, ditil de Muralt, qui ne goûte que les livres de morale, et rien autre chose." Et ailleurs :

Moquons-nous, dit-il, d'un Suisse méditatif et pensif, qui du haut des Alpes et du haut de son esprit, regarde les Français comme des atomes, exhale sa mauvaise humeur dans des Lettres pleines de sophismes, et qui insinue que toutes nos vertus viennent de nos vices, comme il insinue que tous les vices des Anglais viennent de leurs vertus.

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Voltaire a parlé de Muralt deux ou trois fois, et toujours en termes flatteurs. Il l'avait lu avant son départ pour l'Angleterre, qui eut lieu au mois de mai 1726. Je ne sais si l'idée de prendre ce pays pour son asile lui est venue de cette lecture; mais sans doute c'est à l'imitation de Muralt qu'il a écrit ses propres Lettres sur les Anglais. Quand il eut sa querelle avec l'abbé Desfontaines, Voltaire publia (1739) un mémoire où on le voit prendre en passant la défense de l'auteur bernois, critiqué dans l'Apologie du caractère des Anglais et des Français:

Imprime-t-on, dit Voltaire, un livre sage et ingénieux de M. de Muralt, qui fait tant d'honneur à la Suisse, et qui peint si bien les Anglais chez lesquels il a voyagé? L'abbé Desfontaines prend la plume, déchire M. de Muralt qu'il ne connaît pas, et décide sur l'Angleterre, qu'il n'a jamais vue...

Jean-Jacques Rousseau, lui aussi, a lu Muralt, et l'a cité maintes fois; à deux reprises dans la Lettre à d'Alembert, plus souvent encore dans la Nouvelle Héloïse. Dans la seconde partie de ce roman, dans une série de lettres que Saint-Preux écrit de Paris à Julie, Rousseau a repris, pour le traiter à sa manière, le sujet des Lettres de Muralt sur les Français; et il se plaît à mettre en parallèle la peinture qu'il fait des mœurs des Parisiens, avec le tableau que Muralt en avait tracé.

Les lecteurs d'aujourd'hui, cent cinquante ans après Voltaire et Rousseau, trouveront-ils le livre de notre Muralt aussi intéressant que le jugeaient ces grands esprits? Comme le caractère d'un peuple, aussi bien que celui d'un homme, est quelque chose de très persistant, et que notre auteur s'est appliqué, et a vraiment réussi à peindre le caractère des Anglais et des Français, on peut espérer que son ouvrage n'aura vieilli qu'à moitié. Nous voyons chez lui l'Angleterre du temps du règne de Guillaume et Marie; la France encore prospère sous Louis XIV, au temps des victoires de Steinkerque et de Nerwinde. La race anglaise a gardé son tempérament énergique, la race française ses qualités aimables. A l'heure qu'il est, elles n'ont rien perdu de leur vitalité puissante et de leur génie fécond. L'esquisse que Muralt a dessinée paraîtra incomplète certainement; elle est ressemblante néanmoins; et le lointain où elle apparaît ne fait que lui donner plus de prix.

Dans un seul chapitre, les traits qu'a retracés la plume de Muralt sont ceux d'une époque précise, dont la date est bien marquée. La cinquième lettre sur les Français est une revue de la littérature, à la fin du règne de Louis XIV. On peut s'étonner d'y voir donner à Voiture, à Sarasin, plus de place qu'à Racine; d'y trouver

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