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HISTOIRE ET DESCRIPTION

DE TOUS LES PEUPLES,

DE LEURS RELIGIONS, MOEURS, COUTUMES, ETC.

CRIMÉE.

PAR M. CÉSAR FAMIN.

EN jetant les yeux sur une carte de l'empire russe, on voit la Crimée former un quadrilatère qui paraît suspendu dans la mer Noire par sa pointe septentrionale, de telle sorte que chacun de ses autres angles correspond aussi à un des points cardinaux. La superficie de cette figure est d'environ 13,900 verstes carrées; sa plus grande longueur, de l'est à l'ouest, est de 300 verstes, et, du sud au nord, de 180 seulement (*).

L'isthme étroit qui réunit ainsi la Crimée à la Russie méridionale est celui de Pérécop, l'ancien Tafros. Ces deux mots, dont l'un est russe et l'autre grec, signifient également fossé. Il était naturel, en effet, que ce nom, qui indique un système d'isolement et de défense, fût donné au seul point continental par lequel la péninsule pût

La verste ou werst est de 104 au degré; elle se divise en 500 sagènes. La lieue coinmune de 25 au degré correspond à 4 verstes 90 sagènes.

1" Livraison. (CRIMÉE.)

être envahie. Tout le côté qui s'étend de Pérécop au détroit de Jenikalé est déchiré par les envahissements ! du Palus-Moeotide. Ces eaux stagnantes, qui ne communiquent à la mer que par le passage de Yenitski, s'infiltrent dans l'intérieur des terres, et deviennent des marais infects, limni sapra, ou mer Putride de Strabon (in ox px), lac Biæ de Ptolémée, Sivasch des modernes. L'angle oriental présente un développement qui dénature la régularité du quadrilatère, et forme lui-même une seconde péninsule, séparée jadis de la Crimée par un vallum, ou fossé, que défendaient un mur et des tourelles. C'est la presqu'île Trachée, où fut le royaume du Bospore, que Mithra - dates Eupator a illustré de son grand nom; Panticapée en était la capitale (*). La pointe occi

(*) Bospore et non pas Bosphore; Mithradates et non Mithridate. Si l'usage donne quelque autorité aux erreurs les plus choquantes, elle ne les sanctionne pas à tel point

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dentale est une steppe qui n'offre d'intéressant que les ruines de l'ancienne Eupatoria, aujourd'hui Koslow. La côte, en descendant vers le sud-est, est entrecoupée de marais salants et de petits ruisseaux, souvent à sec pendant les plus fortes chaleurs de l'été.

La partie méridionale de la péninsule est riche en souvenirs historiques. Près de l'ancien golfe Ctenus, les Russes ont élevé Sébastopol, aujourd'hui l'un des ports militaires les plus importants de tout l'empire. Non loin de là, on retrouve l'antique Chersonesus dans la petite péninsule héracléotique, le cap Parthenium, où, selon une tradition fabuleuse, Iphigénie fut sur le point d'immoler son frère, le port des Symboles, enfin les colonies milésiennes, asiatiques et génoises, dont la rive est bordée depuis le Krioù-métópon (front de bélier) jusqu'à Théodosie, aujourd'hui Caffa.

Cet aperçu topographique serait incomplet si nous omettions de mentionner l'île Taman. C'est un promontoire situé en face de la pointe orientale de la Crimée, qui paraît d'abord tenir au continent de la région caucasienne, mais qui, en réalité, en est séparé par deux bras du fleuve Kouban, dont le plus considérable se jette dans la mer Noire, et le moins important dans la mer d'Azow. L'île Taman, la Pianthé des Argonautes (Ictávon), nommée par Pline Eione, et par Strabon

qu'il ne soit toujours temps d'en secouer le joug. Bosphore est un barbarisme qui paraît avoir été substitué, par amour de l'euphonie, au Bóoжopoc des Grecs et au Bosporus des Latins. Bospore vient de Bous-ñópos, trajet du bœuf. C'est ainsi que les anciens nommaient un détroit que, selon eux, un bœuf pouvait passer à la nage. Nous avons, pour adopter la véritable dénomination, entre autres autorités, celle du savant Millin (Monuments inédits, t. I, page 17, note 23).

Mithra-dates est le nom que portent toutes les médailles de ces rois du Pont, et on n'ignore pas que c'est un hommage rendu à l'ancien culte du dieu Mithra. (Voy. Mithriaca, par M. de Hammer.)

Corocondama, est composée de matières volcaniques, ainsi que de lits de sable et de marne couverts d'eaux stagnantes, de joncs et de roseaux. Elle fut jadis visitée par tous les peuples que nous verrons figurer dans T'histoire de la Tauride, et fit partie successivement de la Sarmatie d'Asie, du pays des Sindes, de l'empire du Bospore, de celui du Kaptchak et du khanat de Crimée. Les Grecs y élevèrent plusieurs villes qui durent à leurs relations commerciales une importance historique.

Le bras de mer compris entre l'île Taman, à l'est, et la presqu'île Trachée, à l'ouest, est l'ancien Bospore Cimmérien, appelé, depuis, détroit de Zabache, ou Sivasch, de Jenikalé et de Taman. Sa longueur est de 45 verstes; sa largeur varie de 5 à 20.

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L'intérieur de la Crimée n'est qu'une immense steppe. Le regard n'y trouve, pour se reposer, que les élévations pyramidales où d'anciennes générations dorment ensevelies; ce sont les tumulus, appelés kourgans par les Tatares. Aujourd'hui, ainsi qu'au temps de Mithra-dates, de longues caravanes de chameaux, ces navires du désert, sclon l'expression pittoresque des enfants de l'Arabie, sillonnent cette plaine inféconde, portant sur leur dos le sel et les marchandises de transit. Quelques rares tribus de Tatares et de Bohémiens nomades dressent leurs tentes sur les bords du Salghir, Tapsis des anciens. Ici, comme dans les autres parties de la grande plaine retraite des eaux sont écrites sur le tatare, les preuves irrécusables de la sol. Les fossiles en couvrent la superficie; et il en est plusieurs, le lapis nummularius, entre autres, qui se rapportent à des animaux dont l'espèce a entièrement disparu. Les fragments coquilliers entremêlés à des couches de matières calcaires de formation récente, ajoutent, par leur présence, à la certitude de ce phénomène. Dans la belle saison, cette plaine est couverte de gazon; on y voit pulluler des nuées de sauterelles, des troupes de sourouk (glis marmotta),

et des taupes-souslik (mus citellus). La gerboise, bizarre mammifère que l'on ne sait s'il faut classer parmi les quadrupèdes ou les bipèdes, tant les appendices antérieurs sont peu proportionnés, chez lui, aux pattes de l'arrière-train, habite les mêmes localités. De nombreuses bandes d'outardes, d'oies, de grues et de cigognes s'y montrent fréquemment. Le chameau à double bosse, dit de la Tauride, n'est pas inférieur à celui des plaines africaines; il a la même docilité et le même dévouement pour le service de l'homme, cet ingrat despote, qui tue son esclave et se nourrit de sa chair quand il n'a plus rien à espérer de lui. Les loups, les renards, les blaireaux, les chevreuils et les lièvres sont communs dans les montagnes du sud. Les chèvres, dont la peau sert à faire un maroquin fort estimé des Orientaux, abondent dans les mêmes localités; mais ce sont les moutons qui forment la véritable richesse des Tatares de la Crimée, qui tous en possèdent un plus ou moins grand nombre. Il n'est pas rare de rencontrer des troupeaux de 20 à 30,000 de ces animaux, et même davantage, qui appartiennent à un seul propriétaire. Il y en a de deux espèces, la grise et la noire. Le mouton de la plaine est plus gros et plus robuste que celui de la montagne, mais sa laine est moins longue et moins soyeuse. Quant aux chevaux tatares, ils sont loin de pouvoir être comparés à ceux de la Circassie; généralement petits, ils sont néanmoins vifs et robustes.

Vers le sud, la steppe s'élève sensiblement, et l'on trouve enfin la région des montagnes, dont la chaîne borde le littoral de la mer Noire, depuis la presqu'île heracléotique et le port des Symboles jusqu'au Bospore Cimmérien. L'aspect de ces élévations, dans la majeure partie de leur développement, ne peut être comparé qu'à celui des colonnes basaltiques de la grotte de Fingal, aux îles Hébrides. Ici de grandes masses calcaires, mêlées de marbres rouge et blanc, de jaspe,

d'ardoise et de grès, sans aucun vestige de granit primitif, forment des piliers perpendiculaires, serrés les uns contre les autres comme des tuyaux d'orgue, et couronnés par des couches supérieures posées horizontalement.On y trouve des agates, du plomb, du cuivre, du fer, du cristal de roche, du charbon de terre, et, sur le rivage, un sable entièrement composé de mica coloré d'or. C'est aux environs de Balaclava que les Tatares recueillent le kaff-kill, ou écume minérale, sorte de terre à foulon, dont on fait de belles noix de pipes.

Le mont Trapèze, aujourd'hui Tchatyr-dagh, est le point culminant des alpes de la Crimée; il s'élève à une hauteur de 4,700 pieds. (voy. pl. 4). Cette partie de la presqu'île en est à la fois la plus fertile, la plus tempérée et la plus pittoresque. La vallée de Baidar, à quelques verstes de Balaclava, mérite une mention spéciale : c'est une plaine bien cultivée, de 16 verstes de longueur, sur 4 de largeur, entourée de hautes montagnes d'où s'échappent de minces filets d'eau qui coulent, silencieux et inaperçus, dans les interstices des rocs, et entretiennent incessamment la verdure et la fraîcheur de la vallée. Des champs de blé entourés de haies vives, des jardins délicieux, des villages d'une grande propreté, des prairies émaillées de fleurs brillantes, des rideaux de saules et de peupliers, des bouquets de lauriers, des bois de grenadiers et de dattiers réclament de tout côté l'admiration du voyageur.

Dans les autres parties de la région montagneuse, les plantes les plus remarquables sont, indépendamment de celles que nous venons de nommer, l'olivier, le figuier, le frêne à manne, le chêne à tan, le micocoulier, le poirier, le pommier et le cerisier sauvages, et quelques plantes alpines, telles que les sauges et les centaurées.

Les grains de la Crimée formaient autrefois une importante branche de commerce que les guerres d'invasion ontruinée sensiblement. Toute la plaine qui se trouve comprise dans la pres

qu'ile Trachée, sur la route de Caffa à Kerteh, aujourd'hui inculte, était, dans un temps, couverte de céréales, dont la récolte donnait de 15 à 20 pour un (*).

La culture de la vigne paraît d'ailleurs devoir remplacer aujourd'hui en Crimée celle des céréales; nous aurons l'occasion d'en reparler.

Le climat de la péninsule est sain et agréable dans la partie montagneuse du sud-est; il l'est moins dans l'intérieur, et surtout aux environs de la mer Putride. Là règnent quelques fièvres endémiques qui atteignent surtout les étrangers. Généralement le ciel est pur et l'air modérément chaud; mais dans les plaines, le froid et la chaleur sont plus sensibles et deviennent souvent fort incommodes.

La population permanente de la Crimée n'appartient pas à moins de sept familles : la turque, où sont compris les peuples faussement appelés Tatares par les Russes (nous continuerons nous même à les nommer

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(*) « On ne cesse de répéter que le progrès de l'agriculture dans les pays dont la «mer Noire borde le littoral, et l'extension qu'a prise depuis quelques années le commerce des grains duLevant, sont les véritables causes qui ont fait baisser leur prix en Europe: c'est une erreur qu'il est facile de « réfuter. La valeur des grains n'est point di<< minuée; elle a subi, au contraire, la consé quence de la dépréciation du numéraire... En effet, une mesure de blé se paie quatre «fois plus cher que dans le 16o siccle; mais le « marc d'argent coûte également quatre fois plus qu'il ne valait alors; ce qui prouve que le prix de cette denrée n'a point baissé, « et qu'elle a, au contraire, conservé la propriété que la plupart des économistes lui reconnaissent, d'être constamment en rap«port avec la valeur du numéraire.......... Le «< commerce des grains de la mer Noire est <d'ailleurs beaucoup plus ancien qu'on ne le croit généralement. Les Génois s'y li« vraient avec ardeur et succès dans les douzieme, treizième et quatorzième siècles, et, depuis cette époque, les nations commerçantes en ont constamment fait venir dans les années de disette.» (C. Famin, La Sicile considérée sous le rapport de l'agriculture. Paris, 1831.)

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ainsi pour éviter toute confusion), les Turcs proprement dits, les Anatoliens et les Nogaïs; la mongole, composée des Kalmouks; la sanskrite, des Bohémiens; la sémitique, à laquelle appartiennent les juifs karaîtes; la slave, souche des Russes; la grecque, et enfin l'arménienne.

L'histoire de ces divers peuples, en ce qui concerne la Crimée, embrasse quatre époques parfaitement caractérisées celle des Tauro-Scythes, jusqu'au cinquième siècle avant J.-C. ; celle des rois du Bospore, jusqu'au milieu du quatrième siècle après l'ère chrétienne; l'époque des invasions, qui nous conduit au treizième siècle; enfin celle du khanat de Crimée, jusqu'à l'année 1783, dans laquelle cette péninsule fut annexée au vaste empire de Catherine II.

PREMIÈRE ÉPoque.

Les TauroScythes. Les Cimmériens, Kimmerü, qui sont, à n'en pouvoir douter, le peuple que les Hébreux appelaient Magog, et les Grecs Mœotes (voir la notice sur la Région Caucasienne), apparaissent les premiers sur l'horizon lointain de l'histoire qui nous occupe: c'est eux qui ont donné leur nom à la Crimée. Ils habitaient d'abord les plaines de l'intérieur; mais l'invasion des Skolotes, nation barbare qui appartenait à la grande famille des Scythes, les ayant refoulés dans les montagnes, ils furent appelés Taures, ce qui correspond à Montagnards (*). Leur pays prit dès lors le nom de Tauride. Devenu bientôt commun à toute la contrée, remplacé de nouveau, plusieurs siècles après, par celui de Crimée, ce nom a prévalu une seconde fois, et s'applique aujourd'hui à une province entiere, dont la presqu'île n'est qu'un démembrement.

(*) Le Taurus de l'Asie-Mineure n'a pas d'autre étymologie. Taër est le nom qui, dans les langues de cette contrée, correspond à Alpes. Tirou en chaldéen, Touré en syrien et Toira dans la langue des anciens Assyriens, signifient également montagne. (Voy Petrop. linguarum totius orbis vocabula rium.)

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