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HISTOIRE ET DESCRIPTION

DE TOUS LES PEUPLES,

DE LEURS RELIGIONS, MOEURS, COUTUMES, ETC.

ARMÉNIE,

PAR M. EUGÈNE BORÉ,

MEMBRE DE L'académie arménienne de SAINT-LAZARE DE VENISE AT du Conseil
DE LA SOCIÉTÉ ASIATIQUE DE PARIS.

INTRODUCTION.

ENTRE l'Euphrate et la mer Caspienne se trouve un pays à peu près aussi étendu que le royaume actuel de France, lorsqu'on fixe ses limites septentrionales à la Géorgie et au mont Caucase, et que l'on descend au midi jusqu'au Diarbekre. Ce pays est l'Arménie, dont le nom nous est connu par nos premières lectures des livres saints, et par les souvenirs qui nous restent de quelques auteurs classiques de college. En effet, on se souvient qu'il est dit, dans la Genèse, que les grandes eaux du déluge s'étant retirées, l'arche reposa sur les montagnes d'Ararat; et, d'un autre côté, les noms de Tigrane et de Mithridate (*), le ré

(*) Mithridate le Grand était roi de Pont et non pas d'Arménie; mais comme ces deux États se touchaient, et qu'il chercha à la cour de Tigrane un asile, son nom se trouve mêlé aux événements du peuple que nous voulons faire connaître. De plus, quelques écrivains latins lui ont donné le titre de roi des Arméniens, sans doute parce que les limites de la première Arménie n'étant

1 Livraison. (ARMENIE.

cit de leurs guerres et de leur lutte contre la puissance romaine, demeurent gravés dans notre mémoire. A la vérité, pour plusieurs personnes, la connaissance de ce qui concerne l'Arménie ne s'étend pas au delà de ces premières notions; et l'on ignore que, dans cette partie de l'Asie, subsiste un peuple formant, plus de quinze siècles avant notre ère, une des monarchies les plus puissantes de l'Orient, ayant ses lois et sa constitution propre, ses mœurs, ses dynasties de roìs, son langage, sa littérature, et sa liturgie ecclésiastique, lorsqu'il entre dans la famille des peuples chrétiens. On étudie dans tous ses détails l'histoire des empires primitifs de l'Assyrie et de la Perse, et l'on ne daigne pas arrêter ses regards sur ce royaume adjacent, moins vaste, moins peuplé, et qui trouva néanmoins, dans l'énergie et la fierté natives de ses habitants, assez

pas nettement tracées, il pouvait dominer effectivement sur des populations de race arménienne.

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de ressources pour lutter contre ses voisins, et reconquérir l'indépendance qu'il pouvait perdre momentanément.

Cette sorte d'oubli ou de délaissement de la nation arménienne, qu'on pourrait au premier abord réprouver comme injuste, tient à deux causes principales. La première se trouve dans la nature même de notre esprit, contraint de se borner dans l'immense besoin de savoir qui le tourmente, et ne pouvant donner place en lui qu'aux connaissances les plus saillantes, en sorte qu'il plane toujours sur les hauteurs des généralités ou des principaux faits, à moins qu'il ne s'abaisse dans les régions secondaires de l'histoire, soit pour en mieux saisir l'ensemble, ou seulement pour satisfaire sa propre curiosité. La seconde cause est le manque de moyens ou de documents suffisants pour arriver à l'intelligence de l'histoire et de la vie de ce peuple, séparé de nous plus encore par sa langue que par les mers et par les montagnes. La langue est ce qui nous révèle les pensées, les habitudes, en un mot, l'existence individuelle d'une nation, comme la parole est le moyen général qui nous fait entrer en communication avec les autres hommes. C'est ce qui fait que les anciens nous ont donné fort peu de renseignements sur l'état du peuple arménien. Les Grecs, les Perses et les Romains, qui successivement dominèrent l'Arménie, ont toujours dédaigné d'apprendre la langue de ce pays, et à peine reconnaît-on les véritables noms des rois, des villes ou des fleuves cités par leurs historiens. A la vérité, on nomme quelques anciens auteurs chaldéens ou syriaques, et même grecs, qui auraient pris soin anciennement de consigner les faits de leur histoire nationale, attendu que l'ignorance était trop grande dans la nation pour qu'elle pût ellemême s'acquitter de cette tâche. Mais, comme tous ces premiers monuments historiques ont péri, les Arméniens durent refaire ce travail, lorsque le christianisme les eut civilisés; ce furent eux qui purent se faire connaître

à nous, et leurs premiers historiens ont travaillé sous l'inspiration de cette idée commune. Cependant ils sont restés dans l'oubli pendant des siècles, jusqu'à ce que quelques missionnaires ou savants européens, initiés à leur langue, nous aient transmis le résultat de leurs découvertes.

Celui qui, le premier, nous fit soupconner tout ce que l'Arménie renfermait de richesses littéraires et historiques, fut un missionnaire de la Propagande, Galanus, homme de zèle et de savoir, mais théologien acerbe, intolérant, et souvent fautif dans les jugements qu'il porte sur plusieurs points de la science ecclésiastique. Gafanus vivait au dix-septième siècle; il avait été trouver les Arméniens; et le dépôt de connaissances qu'il avait rapporté de ce voyage, se serait probablement fort peu accru, si les Arméniens n'étaient venus aussi nous trouver, lors de la fondation du célèbre couvent des Méchitaristes de Venise, dont nous nous proposons de parler assez longuement dans la suite de cet écrit. L'établissement de ces religieux, dont les presses, si remarquables par le luxe et la correction typographiques, ont rendu aussi communs, dans le commerce de la librairie, les anciens manuscrits de leurs écrivains, que le sont actuellement, chez nous, les chefsd'œuvre de la littérature allemande ou italienne, a donc spécialement contribué à propager l'étude de la langue et de la littérature arménienne. Sous ce rapport, la France mérite les premiers honneurs: c'est elle, en effet, qui nous a donné les savants Villotte, Veysière, plus connu sous le nom de Lacroze, le docte abbé Villefroi. Mais tous les travaux de ces hommes ont été surpassés par l'illustre Saint-Martin, dont les orientalistes ont à déplorer la perte récente. Nous croyons devoir prévenir nos lecteurs que nous avons eu souvent occasion de profiter de ses recherches, en ce qui tient surtout à la partie géographique de ce travail.

ETYMOLOGIE DU MOT ARMÉNIE. — Un fait assez singulier, c'est que le nom d'Arménie, usité généralement par

tous les écrivains anciens ou modernes de l'Orient et de l'Occident, pour désigner le pays que nous nous proposons de décrire, n'est point celui que les Arméniens donnent à leur patrie. Ils l'appellent Haïasdan, ou pays des Haikhs, du nom d'un certain Haïg, leur premier roi, qui vint de Babylone s'établir en Arménie, avec toute sa famille, environ vingt-deux siècles avant notre ère. Ils ont encore plusieurs autres noms tirés de quelques anciens patriarches mentionnés dans la Bible, et qui, par conséquent, ne doivent pas être antérieurs à l'établis sement du christianisme en Arménie. Tel est le nom d'Ask’hanazéan, dérivé de celui du patriarche Askenez, fils aîné de Gomer, fils de Japhet. On trouve aussi fréquemment, dans les auteurs, le royaume d'Arménie désigné sous le nom de Maison de Thorgom, dont ils ont formé l'autre nom générique de Thorkomatsi, dans lequel certains orientalistes ont à tort voulu retrouver le mot Turcoman. Ils prétendent que le patriarche Thorgom était, comme Askenez, fils de Thiras, fils de Gomer, quoique l'Écriture nous dise qu'il était directement fils de Gomer. Selon ces historiens, ce Thorgom aurait été le père de Haïg, premier chef de leur nation. Les traditions géorgiennes sont parfaitement conformes à cette opinion: les Arméniens, les Géorgiens, et tous les peuples du Caucase, sont désignés par la dénomination générale de Thargamosiani, ou descendants du patriarche Thargamos, dont le fils aîné, appelé Haos, est évidemment le même que Haïg.

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On pourrait peut-être le rapporter à celui d'Aram, donné dans la Bible à la Syrie et à la Mésopotamie. Il était connu des Grecs dès le cinquième siècle avant notre ère, et ils l'appliquaient au pays que nous appelons Arménie, et même quelquefois à la par. tie orientale de la Cappadoce. La Bible mentionne trois fois le pays d'Ararat, sans le désigner sous le nom d'Arménie (*). Les Géorgiens n'appellent leurs voisins, les Arméniens, que Somekhi, à cause de la province de Somkheth, située près de leurs frontières.

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(*) Le passage de Jérémie, chap. 51, v. 27, où il est dit: Annoncez aux rois d'Ararat, de Menni ou Mini et d'Askenez, etc., a beaucoup embarrassé les commentateurs. Le mot Menni placé près de deux autres qui conviennent au pays de l'Arménie, a fait croire qu'il désignait l'Arménie même; aussi la version des Septante et les textes arménien et syriaque traduisent ce mot par celui d'Armenia. Néanmoins, à l'époque de Jérémie, ce nom n'était point encore usité. Le savant Saint-Martin a cru recon. · naître dans ce nom, celui de Manavaz, fils de Haïg, qui fut le père d'une postérité nombreuse, établie dans la province de Hark'h, où la ville de Manasgerd fut fondée. Cette partie de la nation était désignée sous le nom spécial de Manazavéans. Il parait aussi que l'on appelait Minyas une certaine contrée de l'Arménie centrale. Nicolas de Damas, historien contemporain d'Auguste, en fait

L'origine précise du nom d'Arinénie est enveloppée d'obscurités. Les historiens nationaux le font dériver d'Aram, un de leurs plus anciens rois, qui se rendit fort célèbre par ses grandes conquêtes. « On raconte d'Aram, dit Moïse de Khoren, l'historien le plus célèbre de la nation, beaucoup de traits de courage et de belles actions qui étendirent dans tous les sens les limites de l'Arménie. C'est de son nom que tous les peuples tirent celui de notre pays. Les Grecs le nom- mention.

longues chaînes de montagnes qui courent et se croisent dans toutes les directions, il offre les sites les plus divers. Tel côté d'une montagne est nu, décharné et stérile, tandis que, sur l'autre versant, s'ouvrent de profondes et ravissantes vallées, où la fécondité du sol ne le cède point à la beauté du paysage. Si la culture avait atteint, dans ces lieux, le degré de perfection où certains peuples de l'Europe l'ont portée, et si, d'un autre côté, l'administration capricieuse et exigeante des Turcs, ou les incursions des Kurdes qui infestent toute la partie méridionale, ne décourageaient les agriculteurs, nul doute que ce pays ne devînt une mine inépuisable de toutes les productions agricoles.

La triste situation politique dans laquelle languit ce malheureux pays depuis des siècles, a changé et détérioré la surface du sol. Les anciens nous parlent de forêts et de lieux plantés d'arbres, dont on ne trouve plus aucun vestige. La culture et l'art n'ont point réparé les perpétuelles dévastations des guerres et des incendies. Les agriculteurs manquaient pour replanter ce que la hache ou le feu avait détruit; et les flancs des montagnes, en se dépouillant de leurs bois, n'ont plus retenu dans leurs ravins les eaux fondues des neiges qui y entretenaient une salutaire fraîcheur pendant les ardeurs de l'été, de sorte qu'un soleil dévorant calcine, durant plusieurs mois, le même sol que les frimas recouvrent le reste de l'année. Plusieurs vallées sont devenues totalement infé-condes, et de longs plateaux, dénués de toute verdure et de toute végétation, rappellent à l'œil attristé qui les embrasse les steppes désolés de la Tartarie.

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couverts; je parle des chaumières qui sont les maisons les plus communes, dont les quatre murailles sont fabriquées avec des pins rangés par la pointe, à angles droits, les uns sur les autres jusqu'au couvert, et arrêtés dans les coins avec des chevilles de bois. » Les Arméniens, au lieu d'user d'une sage prévision et de ménager pour leurs descendants des bois de construction, ont abattu sans planter; aussi sont-ils réduits actuellement à habiter de simples huttes d'argile, qui, disséminées dans ces immenses plaines, se confondent de loin, pour l'oeil, avec les herbes jaunies que le soleil dessèche et brûle pendant les ardeurs de l'été.

La vigne y vient à merveille; et la qualité des vins serait supérieure avec un autre mode de préparation. Les Arméniens, en se fondant sur la tradition biblique, qui donne le mont Ararat comme le lieu où s'arrêta l'arche, prétendent que Noë s'établit d'abord en ces lieux, et que la ville de Nakhdjavan, qui signifie lieu de la première descente, confirme ce fait par l'ancienneté de son nom (*). Ils ajoutent que c'est dans le même endroit que le patriarche planta la vigne. Aussi montra-t-on à Chardin, à une lieue d'Érivan, un petit clos que l'on assure être

Plusieurs autres noms de lieu fort antiques semblent perpétuer le souvenir traditionnel de l'établissen.ent primitif de la famille sauvée du déluge. Ainsi l'on fait dériver le nom de la petite province d'Arhnaïoda, située à l'orient du mont Ararat, de trois mots signifiant auprès du pied de Noë, parce que Noe se serait arrêté dans ce canton en sortant de l'arche. La ville de Marant située dans l'Aderbaïdjan, vers le lac d'Ourmiah, tirerait son nom des mots mair ant, c'està-dire, la mère est là, parce que Noemzara, la prétendue femme de Noë, aurait été enterrée dans cet endroit. L'origine de ces noms est antérieure au christianisme, puisqu'ils sont cités par Ptolémée et l'historien Josèphe, et le seul moyen d'expliquer cette coïncidence assez remarquable, c'est de les attribuer aux Juifs venus antérieurement en Arménie, et qui avaient établi leurs colonies sur les bords de l'Araxe, dans les environs de cette province.

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