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LA PARTIE DE CHASSE DE HENRI IV

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S'il est un roi qui, en France, ait été et soit resté populaire, c'est sans contredit Henri IV.1 On aime cette bonne figure ouverte, à l'œil fin, au sourire quelque peu narquois. Quoi que l'on puisse penser du Vert-Galant, son esprit d'aventures n'excluait pas les grandes conceptions: le choix d'un ministre tel que le sage Sully et la promulgation de l'édit de Nantes suffisent à le prouver.

Parmi les mille anecdotes plus ou moins authentiques qui circulent sur son compte, il en est une, assez peu connue, qui le peint bien sous ses véritables couleurs.

Un jour qu'il chassait avec toute sa cour, et qu'intentionnellement il s'était écarté du gros de la chasse, il se trouva, à un moment, seul avec le jeune marquis de Cossé au milieu d'une clairière. jusqu'où le son des trompes et les aboiements de la meute n'arrivaient que comme un bruit à peine distinct. Tout en chevauchant étrier contre étrier, les deux compagnons devisaient gaiement.

- Cossé, mon ami, dit tout à coup le roi, qui tutoyait familièrement le jeune gentilhomme, es-tu comme moi? Cette course en forêt m'a mis en appétit.'

Ma foi, sire, répondit Cossé, je me sens dans les mêmes dispositions.

Eh bien! que dirais-tu d'une soupe aux choux et d'un morceau de lard?

Et le malin Béarnais eut un sourire en regardant le jeune homme du coin de l'œil.

- Votre majesté plaisante.

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-Nullement, répliqua le roi. Je parle par expérience. Je me suis dix fois régalé d'un pareil repas, qu'on ne sert guère au Louvre. Nous devons approcher de la lisière du bois. Ou je me trompe fort, ou nous ne tarderons guère à rencontrer quelque cabane de bûcheron. Nous y entrerons, et ce sera jouer de malheur si nous ne trouvons pas ce que je te dis.

- Sire, fit Cossé, j'y goûterai donc, ne serait-ce que par acquit de conscience. 10

A ce moment, un coup de feu se fit entendre dans la direction que suivaient nos deux cavaliers.

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Qu'est cela? dit le roi. La chasse serait-elle maintenant de ce côté?

Impossible, sire. Elle est, au contraire, bien loin derrière nous.

- C'est donc quelque braconnier.

Et, en effet, comme pour donner raison au roi,11 à une cinquantaine de pas, ils aperçurent à travers la futaie un homme vêtu en paysan qui se précipita, se baissa dans le fourré, et qui, ayant chargé en travers de ses épaules quelque chose de volumineux qui ressemblait fort à une grosse pièce de gibier, s'éloigna assez vite et disparut bientôt.

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Voilà un coquin à qui je ferais un procès si j'étais garde-chasse, dit le roi en souriant.

Puis après une pause:

-Ah bah! ajouta-t-il, il faut que tout le monde vive!

Un quart d'heure après Henri et son compagnon

débouchaient de la forêt dans la plaine. A quelque distance se dressait une cabane rustique.

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Bon! fit le roi, voilà notre affaire.12

Et, suivi de Cossé, il arriva dans un temps de galop13 devant la maisonnette, où tous deux mirent pied à terre. 14

Le roi ayant heurté à la porte, une toute jeune femme vint ouvrir. C'était une fort gentille villageoise à la bouche souriante, aux fraîches couleurs. - Que désirez-vous, messeigneurs? demanda-t elle un peu confuse.

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Pouvez-vous nous offrir à dîner? dit le Béarnais. Mon ami et moi avons grand'faim.

-Ah! messeigneurs, répondit elle tristement, je n'ose. Nous n'avons rien que du chou et du lard.

-Fort bien! fit le roi; c'est justement ce que nous cherchons.

Et poussant devant lui le marquis de Cossé, il entra dans l'humble demeure, tandis que la jeune femme s'effaçait en s'inclinant.

C'était là un bien pauvre intérieur; mais les quelques meubles grossiers qui le garnissaient, un bahut, une table de chêne, quelques escabeaux, charmaient l'œil par leur propreté.

Les deux convives improvisés s'étaient assis sans façon. Déjà l'hôtesse s'empressait; elle avait étendu sur la table une nappe de grosse toile dépliée tout exprès; elle y disposa deux assiettes de faïence avec des couverts d'étain, puis elle servit. C'était, comme elle l'avait dit, une vulgaire soupe aux choux et au lard; mais cela dégageait un fumet si odorant, avait si bonne mine, que nos chasseurs lui firent véritablement honneur, arrosant copieuse

ment choux et lard d'un petit vin suret tout à fait en situation.

Cossé lui-même, qui n'avait commencé à manger qu'avec une certaine défiance, parut bientôt se régaler autant que le roi, qui lui répétait sans cesse:

- Eh bien! Cossé, qu'en penses tu? Cela ne vautil pas mieux que tous ces brouets épicés que nous servent nos maîtres-queux ?17

A un moment où la jeune femme, s'approchant de la table, y posait un troisième cruchon de son petit vin clair, le roi lui jeta un bras autour de la taille, et, l'attirant de force, lui planta sur la joue un baiser sonore, disant:

Belle hôtesse, votre dîner est délicieux!

Cossé éclata de rire. Mais la porte s'était ouverte, et un homme se précipita qui tira la villageoise en arrière et se campa fièrement devant le royal embrasseur.

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Mon gentilhomme, fit-il, ma femme est ma femme, et je ne souffrirai pas que vous l'embrassiez, quand vous seriez le roi Henri lui-même.

Le roi fronça le sourcil et parcourut du regard18 le rustaud qui osait lui parler ainsi. Et tout à coup un air de malice s'alluma dans ses yeux vifs: il venait d'apercevoir sur l'habit de laine grise de cet homme les traces d'un sang frais mal essuyé. Se penchant alors à l'oreille de Cossé:

-C'est notre braconnier de tantôt,19 murmura-t-il. Puis croisant une jambe sur l'autre, la tête rejetée en arrière, le sourire revenu sur ses lèvres:

-Fort bien, dit-il à l'homme qui restait là, maintenant un peu embarrassé de sa personne, fort bien. Tu es chez toi, sans doute, et tu défends ton

bien, c'est ton droit. Mais si j'étais le roi tu aurais deux fois tort:20 d'abord parce qu'un roi est le père de ses sujets, et qu'un père peut embrasser sa fille sans qu'on s'en offusque; ensuite parce que tu serais mal fondé à défendre au roi de chasser sur tes terres quand tu chasses, toi, sur les terres du roi. Le braconnier, car c'était bien lui en effet, parut visiblement troublé.

-Moi! balbutia-t-il... Monseigneur fait erreur. - Nous avons vu, dit le roi.

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Le braconnier voulut encore protester.

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Eh! ventre-saint-gris,22 s'exclama Henri IV, je te répète que nous avons vu!

A ce ton d'autorité, au juron qui l'accentuait et que tous connaissaient pour être l'exclamation favorite du roi, le pauvre homme ne douta plus qu'il ne fût en présence du souverain lui-même; alors, tout tremblant, il se jeta à ses genoux.

Allons, allons, fit doucement le roi, tu ne seras pas pendu pour cela. Mais je veux voir quel gibier tu as abattu. Sans doute, de crainte d'être vu ainsi chargé, tu l'as caché près d'ici, dans quelque taillis. Va donc le quérir et apporte-le céans.23

C'était un ordre. Le braconnier sortit et revint bientôt chargé d'un chevreuil de taille moyenne, bien en chair24 et d'un beau pelage, qu'il déposa aux pieds du roi.

Celui-ci, en connaisseur, examina l'animal et constata la blessure encore saignante qui trouait le front juste-entre les deux yeux.

-Belle bête! dit-il; joli coup!25

Puis à l'homme qui tremblait toujours:

Cache ceci bien vite; un garde pourrait venir;

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