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UN ACCUEIL INATTENDU

I

J'étais installé depuis peu à Rouen, comme vérificateur des poids et mesures, quand je me décidai à commencer mes tournées aux environs.

Par une splendide matinée de la fin de mai, je partis pour Clères, accompagné de mon adjoint. Je ne connaissais pas beaucoup le département où je venais d'être nommé, mais j'avais été bien inspiré ce jour-là en choisissant pour le début de mes inspections la localité vers laquelle je me dirigeais.

Certaines parties de la France sont vraiment privilégiées; la campagne que je traversais était de celles-là de ravissantes villas, des chalets blottis dans des îlots de verdure, de loin en loin quelques châteaux avec leurs parcs séculaires, enfin un panorama superbe, attiraient et charmaient les yeux; je me rendais à une partie de plaisir, au lieu d'aller remplir une corvée administrative.

Huit heures et demie sonnaient à l'horloge de l'église quand j'arrivai à Clèves: il était trop tôt pour aller faire ma visite au maire, et je résolus, après avoir confié mon cheval et ma voiture à l'aubergiste de l'endroit, d'aller surprendre quelques commerçants.

Une heure après, je revins à l'hôtel donner un coup d'œil et un coup de brosse à2 ma toilette, et je

m'informai de la demeure du premier magistrat de la commune.

Il habitait une maison de campagne à un demikilomètre environ. Je me décidai à faire la course à pied.3 Pendant le trajet, j'eus soin de mettre de côté l'air sévère conforme à ma profession, et je repris mes allures parisiennes, que mon court séjour en province ne m'avait pas encore fait perdre.

A droite de la route, je vis une coquette villa élevée sur un perron et tapissée de roses. Devant la maison s'étendait une superbe pelouse plantée de massifs et de corbeilles de fleurs variées, et encadrée d'une de ces épaisses charmilles comme on n'en voit qu'en Normandie ou en Suisse. Un mur surmonté d'une grille séparait la propriété de la route.

Un jardinier râtelait les allées. Je m'informai auprès de lui si M. B... était visible. Il me répondit que son maître était sorti, mais il ne croyait pas qu'il restât longtemps absent. Il m'engagea à me promener un moment, parce qu'il ne savait pas si « Madame était déjà descendue ».

Je profitai de la permission et je m'avançai dans la direction du jardin fruitier que j'apercevais derrière la maison. Il y régnait le même goût et le même ordre que dans l'autre partie de la propriété. Il était protégé contre les vents du nord par un rideau d'arbres formant la première ligne d'un petit bois, dans lequel je me hâtai de pénétrer. On l'avait fait aussi pittoresque que possible: il y avait là des grottes tapissées de mousse, des rochers couverts de plantes grimpantes, des ruisseaux tombant en cascatelles; des pervenches vous y regardaient de leurs

grands yeux bleus; la violette l'embaumait de ses senteurs. Je ne sais à quoi cela tenait,' mais il me semblait qu'il était impossible d'habiter cette villa sans y prendre sa part de joie et de paix.

Je revenais sur mes pas avec l'intention de m’informer si M. B... était de retour, quand levant les yeux vers le premier étage, la plus ravissante figure de jeune fille m'apparut dans l'encadrement d'une fenêtre.

Elle me sourit et me fit un signe comme pour m'inviter à entrer dans la maison : je m'empressai d'obéir.

Dans le vestibule je fus reçu par une jeune femme que je pris pour la sœur aînée de ma gracieuse apparition.

- Arrivez donc, monsieur, me dit-elle, nous vous attendions avec impatience!

Et elle me fit entrer dans un salon richement meublé.

Vraiment, madame, je vous remercie de votre sympathique accueil; j'en suis tout confus, et surtout de vous avoir fait attendre.

Je me disais en moi-même : « Décidément, mon garçon, tu t'es levé du bon pied, ce matin!»

Sur l'invitation de ma charmante hôtesse j'allais m'asseoir, quand la porte s'ouvrit de nouveau et la jeune fille blonde entra: je la saluai très cérémonieusement, mais avec un regard qui dut lui faire comprendre mon admiration.

- Enfin, monsieur, vous voilà! dit-elle. Je croyais que vous n'alliez pas venir! Mon père nous avait pourtant dit qu'il était bien entendu que vous arriveriez ce matin.

Et ma fille était déjà inquiète, car nous vous attendions par le train de neuf heures.

II

Je marchais de surprise en surprise, mais je pensais que mon commis connaissait sans doute M. B... et qu'il avait dû lui annoncer ma visite : je réitérai mes excuses et je m'informai de M. B...

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Il ne va pas tarder à rentrer. Vous nous ferez le plaisir de déjeuner avec nous; le travail se fera après déjeuner. Donnez-moi votre chapeau et débarrassez-vous de vos instruments; ça doit peser dans votre poche, et maintenant que vous êtes ici, rien ne presse.

- Je les ai laissés à l'hôtel, n'en ayant pas besoin pour le moment.

La mère et la fille se regardèrent: je ne compris rien à leur expression de surprise.

Nous les enverrons chercher, 10 dit Mme B... Mais par quelle voie êtes-vous venu, si vous n'avez pas pris le chemin de fer?

Je suis venu dans mon tilbury, et j'étais dans le village à huit heures et demie; mais trouvant l'heure trop matinale pour me présenter ici, j'ai vu, en attendant, un boucher, un charcutier, un boùlanger et un épicier.

Mme et Mile B... échangèrent de nouveau un regard étonné.

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C'est très agréable pour vous d'avoir une voiture à votre disposition, et surtout très utile quand vous avez une longue course à faire.

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Oui, elle me sert beaucoup pour mes tournées

aux environs: j'arrive et je pars quand je veux; mais

en ville, je n'en ai pas besoin, allant presque toujours de porte en porte.

Vraiment! vos clients sont si nombreux?

Mes clients, ainsi que vous voulez bien les appeler," sont, comme ceux que j'ai visités ce matin, l'épicier, le charcutier, le boucher, le boulanger, ainsi de suite. 12

- Monsieur, dit Mile B..., voudriez-vous examiner mon piano, et me dire ce que vous en pensez?

Mademoiselle, je vous déclare que je suis fort peu connaisseur, n'étant pas musicien.

Comment! vous n'êtes pas musicien?

- Hélas! non, mademoiselle. Cependant j'aime beaucoup la musique, j'ai l'oreille juste, je discerne très bien une fausse note, et comme ce n'est pas absolument nécessaire pour ma profession, je me console en écoutant jouer ou chanter les autres. Même, si ma demande n'était pas indiscrète, je vous prierais d'exécuter un morceau.

- Je vais en jouer un que j'ai déchiffré hier matin; mais je l'ai laissé de côté, tant mon piano me semble faux. Vous allez en juger. Je voudrais que mon père me fit la surprise de m'en donner un autre, car je crois celui-ci usé.

13

Mademoiselle, dis-je, quand elle eut achevé l'exécution brillante d'un morceau en vogue, votre piano a deux notes fausses; mais une fois accordé,1 je crois que vous pourrez vous en contenter encore assez longtemps à la campagne.

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C'est ce que je lui disais, répliqua Mme B..., mais il fallait que Renée l'entendît de votre bouche pour en être convaincue.

Je me demandais par quel mérite je pouvais

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