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CHAPITRE IX.

DÉCADENCE DES ÉTATS MATÉRIALISTES.

SOMMAIRE: Que toute société qui s'écarte des vrais principes doit périr : loi fatale qui régit les révolutions humaines.

Après avoir contemplé en Dieu le type éternel de toute justice, quand l'homme revient à la réalité de ce monde, il mesure avec effroi la distance qui le sépare de cet idéal qui se dérobe à ses poursuites. Avant d'atteindre le terme de nos misères, que d'obstacles à vaincre, que de périls, que de luttes à traverser! Efforçons-nous du moins de comprendre le sens de ces pénibles épreuves; travaillons à discerner les causes des révolutions des empires, leurs principes, leur enchaînement, leurs conséquences fatales, et les lois inflexibles qui en règlent la succession; recherchons comment se préparent, comment naissent et s'accomplissent ces grands changements.

Toutes les formes de gouvernement établies sont des dégradations de la forme par excellence. L'État parfait n'étant immuable que par l'étroite unité qui en retient toutes les parties, c'est par la désunion que doivent périr les sociétés corrompues; et comme l'unité naît du sacrifice des passions et des intérêts individuels au bien de la patrie et à

l'égoïsme (1). Assistons au spectacle de ces désordres décrivons les symptômes et les progrès du mal: la loi que nous cherchons y apparaîtra.

Quand l'ordre social n'est point fondé sur le principe immuable de la justice, l'État le plus prospère en apparence dégénère en une timocratie où le crédit et la richesse tendent à prévaloir sur le mérite; en une oligarchie où quelques ambitieux s'arrogent le pouvoir; en une démagogie où règne la licence; en une tyrannie où le caprice d'un homme se substitue à la souveraineté de la loi (2).

Vainement le législateur a remis le commandement aux plus dignes: les citoyens se lassent d'obéir, si les décrets du souverain ne sont à leurs yeux l'expression de la volonté divine. Ceux qui ne savent point se rendre dignes du pouvoir par leurs vertus, s'efforcent d'éblouir le peuple et de le séduire; la richesse tend à prévaloir sur le mérite.

Les riches s'emparent enfin de l'autorité n'étant point retenus par le respect de la justice, ils abusent de leur puissance, et créent des priviléges iniques au profit d'une seule classe qui opprime toutes les autres (3).

Bientôt la tyrannie enfante la révolte; un jour vient où la classe pauvre, c'est-à-dire la multitude, se compte les privilégiés sont vaincus, l'anarchie triomphe, et les nouveaux maîtres trouvent, dans leur victoire, de mauvais échansons qui enivrent

(1) Plat., p. 547, a, b, c.
(2) Ibid., p. 544, d, e.
(3) Ibid., p. 555 et sqq.

le peuple en lui versant la liberté toute pure (1). » Enfin l'excès de la licence amène l'excès du despotisme un démagogue flatte le nouveau souverain, excite les passions populaires, parle de lois agraires, de partage des biens, d'abolition des dettes, demande la dictature pour l'exercer au profit de la multitude, et quand son pouvoir est consolidé, jette le masque qui couvrait son ambition.

L'âme humaine est le théâtre des mêmes combats (2) lorsqu'elle n'est point gouvernée par la vertu; car, dit Platon, «les sociétés se composent » d'hommes, non de chênes ou de rochers; ce sont » les mœurs des citoyens qui donnent l'impulsion » à l'État et l'entraînent suivant leur cours (3). Comme l'État, l'homme est un être complexe, et les éléments rivaux qui luttent au sein de la vie sociale sont les mobiles mêmes de la nature individuelle, étendus, agrandis sur le théâtre de la vie collective.

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Il y a donc entre les diverses formes de gouvernement et les divers caractères des hommes une frappante analogie. Des deux côtés il existe un modèle unique, défiguré par les passions humaines; et de même que la République gouvernée par la justice est l'image de l'âme régie par la sagesse, à chaque déviation de la vertu parfaite dans l'individu correspond une dégradation analogue du gouvernement idéal (4).

(1) Plat., p. 562, c, d, e.

(2) Ibid., p. 545, a.

(3) Ibid.

Ce gouvernement timocratique, où la vertu n'est point encore ouvertement méconnue, mais commence à s'effacer devant la fortune, est la première corruption de la République parfaite : les riches et les puissants s'agitent, las de se soumettre aux plus dignes; ceux-ci font des concessions par faiblesse, ils acceptent une dangereuse alliance; et dans le temps qu'ils peuvent s'affermir en joignant la force et la puissance au mérite, leur vertu se corrompt par ce mélange, et ils laissent échapper l'empire; ainsi naissent dans l'État l'esprit de caste et la brigue, le discrédit des classes inférieures et des professions pacifiques, le culte de la force, qui engendre l'amour des conquêtes; telle a été la cité de Lycurgue, gouvernement énergique, ambitieux, plus redoutable que juste (1).

Les mêmes reproches s'appliquent à l'homme qui, sans donner pleine licence au désir brutal, n'accepte point la domination absolue de la raison, souveraine légitime? Caractère indécis qui flotte entre la raison et les passions, hésite sans cesse entre le bien et le mal, et tend à faire passer l'intérêt avant la justice.

Ce premier degré franchi, la décadence marche à grands pas dans l'individu comme dans l'État. L'esprit d'intrigue venant à la suite de l'ambition, le crédit et la puissance font oublier le mérite: on devient avare et cupide, on s'incline servilement devant la fortune; les citoyens opulents s'unissent

(1) Plat., p. 544, d, e.

contre les pauvres, et il se forme pour ainsi dire deux États d'un seul. Alors les faibles sont opprimés par les puissants; le cens décide de tout et devient loi suprême ; il semble voir un navire où les matelots se sont insurgés contre le pilote, et ont confié le gouvernail au plus riche passager.

A ce gouvernement précaire, où apparaît, en regard de la richesse sans bornes, la misère envieuse, hostile, turbulente, et contenue seulement par la crainte, correspond dans la nature individuelle le caractère de l'avare, qui accumule de stériles trésors; nature sordide qui fait argent de tout et n'adore d'autre dieu que l'aveugle Plutus. Deux hommes se combattent en lui : l'un voudrait, par convoitise, s'emparer du bien d'autrui ; l'autre résiste, non par vertu, mais de peur de perdre son propre bien.

Lorsque l'usure a envahi toutes les parties de l'État, lorsque la misère a grossi le nombre de ces hommes remuants, audacieux, «perdus de dettes » et de crimes,» avides de troubles et de révolutions, qui forment le rebut de la société, poussée par une minorité factieuse et dissolue, la multitude compte enfin le nombre de ses tyrans. La révolte éclate et enfante la démagogie : état bizarre où tout le monde se dit libre, où l'on ne respire qu'indépendance, et qui semble en vérité le plus beau de tous, à en juger, comme le font les enfants, par la bigarrure. Chacun peut y trouver la constitution qui l'accommode; la démagogie les renferme toutes: c'est un marché, où sont étalées

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